Mouvements migratoires et combustion :
modèles naturels chez Michel Gonneville et Julien-Robert
Michel Gonneville : Relais-Papillons; Julien-Robert : Flash point (création)
Au programme de l’évènement ECM+présente Paramirabo / ATTAQUE À CINQ
Mardi 24 septembre 2013, 19h30; Salle de concert du Conservatoire, 4750, rue Henri-Julien, Montréal
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C’est d’abord à une écoute active de deux œuvres, l’une de Michel Gonneville et l’autre de Julien−Robert, que ce texte aimerait convier le lecteur, ces compositeurs québécois ayant en commun de puiser à même leurs environnements sociaux ou naturels respectifs certains aspects fondamentaux de leurs processus créatifs :
http://www.youtube.com/watch?v=VZF6kazeTHo
Michèle Motard et l’ECM+ interprétant Microphone Songs, pour voix, six instrumentistes et traitement, 2002/2006, de Michel Gonneville
http://www.youtube.com/watch?v=KXNvGUZ5sLw
Krista Martynes, clarinettiste, interprétant Fit into the crowd, pour clarinette basse, ordinateur et vidéo réactive, 2010, de Julien-Robert
Dans les exemples ci-haut, Michel Gonneville s’est, pour sa part, laissé imprégner par certaines musiques populaires admirées par sa fille Laurie, auteure des textes de l’œuvre, en particulier Björk et Radiohead. Julien-Robert, quant à lui, y propose un univers poétique puisant ses sources à même l’urbanité qui l’entoure.
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Très prochainement, c’est à l’occasion du concert Attaque à cinq! de l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+), qui présente des créations et pièces de son répertoire jouées par l’Ensemble Paramirabo[1], que deux œuvres de ces compositeurs se trouveront réunies : Relais Papillons de Michel Gonneville (créée par l’ECM+ en 2009 lors du spectacle Pont de papillons, dans le cadre d’un échange avec l’Ensemble Ónix de Mexico) et Flash point (création) de Julien-Robert.
Le principal élément qui semble relier ces œuvres est l’intérêt que leurs auteurs respectifs ont tous deux développé pour la transposition sonore de modèles naturels. Une idée compositionnelle qu’on peut associer, entre autres, à Iannis Xenakis (« transfert de modèle »), mais aussi à de nombreux contemporains tels que Peter Ablinger, François-Bernard Mâche, Horacio Vaggione ou, plus près de chez nous, Gilles Tremblay. Ce dernier fut d’ailleurs, avec Stockhausen et Pousseur, professeur de composition de Michel Gonneville.
Dans l’œuvre de Gonneville, nous retrouvons un modèle naturel bien particulier, soit la migration des papillons monarques entre le Québec et le Mexique, reflet de l’échange culturel qui a eu lieu entre le compositeur montréalais et les musiciens de Mexico au cours de la composition. Chez Julien-Robert, la modélisation du matériau a plutôt été dérivée de l’archétype de la combustion, en particulier via une poétisation du flash point[2] (point d’éclair ou point d’inflammabilité).
En commun, donc, cette idée de ne pas se limiter à l’immanence du monde sonore, mais plutôt de puiser à même une certaine tradition du figuralisme afin de générer des objets musicaux, des textures, ainsi qu’une forme globale qui seraient « autres ».
À ce sujet, un élément nous semble fondamental : là où les modèles naturels ont pu, par le passé, au même titre que la série, servir à pousser une quête de l’inouï, on ressent, chez les deux compositeurs dont il est question ici, un intérêt davantage tourné vers une quête du poétique, vers une volonté d’imprégner le sonore de métaphores extramusicales.
Il y a bien, chez Michel Gonneville, un formalisme acéré qui a servi de cadre compositionnel. La forme globale de Relais Papillons, entre autres, résulte essentiellement d’une compression proportionnelle, en quelque dix minutes, des grandes étapes de la migration des monarques :
Comparée à d’autres migrations observées dans le règne animal, celle des papillons monarques entre le Canada et le Mexique est particulièrement fascinante. Que des êtres si fragiles, si petits réussissent à accomplir un si long voyage, depuis nos contrées nordiques jusque dans les hautes montagnes du Michoacan pour y hiverner, c’est déjà un motif d’étonnement. Mais ce qui est vraiment mystérieux, c’est que les individus qui migrent vers le Sud ne sont pas ceux-là qui ont accompli le voyage vers le Nord. En fait, au moins trois générations de papillons se seront succédées depuis la sortie de l’hibernation en février au Mexique, montant graduellement vers le Canada, jusqu’aux papillons de la quatrième génération qui, eux, quitteront le Nord vers la fin août. Cette dernière génération vit beaucoup plus longtemps que les quelque 4 à 6 semaines des précédentes, assez pour accomplir la migration de plusieurs milliers de kilomètres, hiverner et enfin engendrer la première génération du cycle annuel suivant.[3]
La pièce se présente donc formellement comme une séquence de quatre « générations », pour autant de parties, chacune étant subdivisée en quatre sections, ou étapes de la vie desdits papillons : œuf, larve, chrysalide puis papillon. Les sections « papillon », finalement, sont elles-mêmes systématiquement subdivisées : accouplement, mort du mâle, ponte, puis mort de la femelle. Seuls deux évènements viendront perturber les quatre successions de ces phases : la grande migration et l’hibernation caractérisant les papillons de la dernière génération.
Sur un plan plus strictement sonore, chacune des parties de l’œuvre, ou « génération », sera marquée par une correspondance instrumentale métaphorique : le compositeur a sélectionné, à chaque fois, un couple vent/corde afin de représenter les papillons des deux sexes. Le piano, fil conducteur, symbolise pour sa part l’environnement dans lequel les protagonistes évoluent. Dans l’univers poétique de la pièce, il y aura prédominance de l’instrument à vent des divers couples, ce dernier symbolisant le papillon femelle. Associée bien sûr à la ponte, elle représente aussi le lien concret, physique, entre les générations puisque survivant généralement au mâle. De plus, ce sera systématiquement un instrument à vent qui sera « en charge » de la coda de chacun des cycles.
Notons, d’autre part, que Relais Papillons est marquée par un lyrisme pleinement assumé par le compositeur. Ce sera d’ailleurs l’étude dite « Papillon », op. 25 no. 9, de Frédéric Chopin, qui servira de base au travail motivique de l’œuvre : « Que ce contact [entre phénomène biologique, soit la migration des papillons, et culturel, soit la composition d’une œuvre musicale par un artiste québécois pour un ensemble mexicain] se fasse à travers un matériau européen, cela donnait au projet une autre dimension : (…) les peuples [mexicains et québécois], eux-mêmes issus des croisements entre l’européanie et l’autochtonie, ont dans leur fond génétique un peu d’européen, mais ils le transforment. »[4] De la même manière, Gonneville transforme symboliquement son fond génétique européen en le faisant évoluer à travers le prisme métamorphosant de son américanité.
Chez Julien-Robert, une grande part de surprise sera au rendez-vous le jour du concert : Flash point sera une des deux créations au programme du quintette (avec Lines Suspended de Riho Esko Maimets). En assistant à certaines répétitions et en jetant un œil à la partition, on peut remarquer que la grande forme est aussi, chez ce compositeur, calquée sur le phénomène naturel à la base de l’œuvre : éclosion, croissance, feu constitué et déclin (braise). L’idée de cycle naturel et d’évolution a donc aussi été à la base du projet poétique.
La réalisation concrète des idées, cependant, semble être le lieu du plus grand contraste entre les deux œuvres. Tandis que Gonneville s’intéresse à ciseler des duos lyriques à partir d’un phénomène relativement silencieux, Julien-Robert tient plutôt à transcender une expérience multisensorielle déjà sonore, soit le cycle du feu, par le biais d’une écriture par « flot textural ». Ce parti-pris vis-à-vis du matériau se remarque d’abord via le rapport qu’entretient le compositeur avec l’identité de pièce mixte de Flash point : la partie électroacoustique est exclusivement constituée d’enregistrements sonores, plus ou moins traités, des instruments de Paramirabo. La bande et les instruments se mêlent inextricablement tout au long de l’œuvre au fil d’une large texture ponctuée de saillances et de soubresauts d’un instrument ou d’un autre, réel ou virtuel. Là où Michel Gonneville expérimente un certain renouveau lyrique, Julien-Robert base plutôt son discours sur une recherche subtile de modes de jeux alternatifs structurants. Ce sera, dans sa musique, une alternance de vecteurs de force ascendants et descendants qui guideront notre attention vers une écoute avant tout morphologique : le compositeur semble vouloir nous faire vivre l’expérience transfigurée d’un feu idéal, nous renvoyant de ce fait vers la place qu’occupe la combustion dans notre imaginaire poétique propre.
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Quelque 30 ans de carrière séparent Michel Gonneville et Julien-Robert. Pourtant un certain esprit semble unir leurs deux pièces écrites à quelques années d’intervalle à peine: une volonté d’expérimentation avant tout ancrée dans l’expérience sensible et dans la poésie du naturel imprégnant le sonore ; une quête de nouveauté, d’altérité dans un sens large, refusant la gratuité et recherchant l’approfondissement et l’intégration. À nous, auditeurs, d’en tirer les métaphores et interprétations les plus riches, diverses, inspirantes et actuelles!
Symon Henry
compositeur/artiste sonore
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Suggestion d’écoute en lien avec Flash point :
Concret PH, pièce acousmatique de Iannis Xenakis
Autres pistes de réflexion sur le sujet :
Programme du concert Attaque cinq! :
Michel Gonneville : Relais-Papillons Patrick St-Denis : Soul Vector Riho Esko Maimets : Lines Suspended (création) Julien-Robert : Flash point (création) Scott Rubin : the Torn Cubist
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Ensemble Paramirabo :
Jeffrey Stonehouse, flûtiste François Gagné, clarinettiste Geneviève Liboiron, violoniste Viviana Gosselin, violoncelliste Gabrielle Gingras, pianiste
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[1] Instrumentation: flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano.
[2] « Un liquide, en soi et d’un point de vue purement physique, n’est pas inflammable. C’est le mélange des vapeurs du liquide dans l’air qui peut former un mélange gazeux inflammable. Le point d’éclair ou point d’inflammabilité (en anglais : flash point) est donc défini comme la température la plus basse à laquelle un corps combustible émet suffisamment de vapeurs pour former, avec l’air ambiant, un mélange gazeux qui s’enflamme sous l’effet d’une source d’énergie calorifique telle qu’une flamme pilote, mais pas suffisamment pour que la combustion s’entretienne d’elle-même (pour ceci, il faut atteindre le point d’inflammation). » Source : Wikipedia: point d’éclair.
[3] Note de programme du compositeur. Il ajoute : « On lira avec intérêt les détails de cette aventure sur les sites suivants : www.monarchlab.org ou http://espacepourlavie.ca/insectes-arthropodes/le-monarque. »
[4] Extrait d’une entrevue réalisée par l’auteur avec Michel Gonneville le 10/09/2013 au Conservatoire de musique de Montréal.