Chers collègues compositeurs,
Notre but commun, s’il en est un, en dehors de tous les vieux débats esthétiques souvent puérils sur ce qui constitue ou pas la « musique contemporaine », devrait être d’arriver à obtenir pour les compositeurs une reconnaissance sociale au moins semblable à celle, bien que toujours insuffisante, dont jouissent nos collègues du milieu du cinéma, de la littérature, du théâtre, etc…
Or, même le plus jovialiste ou aveugle d’entre nous ne pourrait ignorer le fait, historiquement fondé, que la musique « contemporaine » ou « de création », peu importe le nom qu’on veut bien lui donner, souffre depuis les années cinquante d’une certaine forme d’isolement dans l’Academia. Souvent rattachée de façon ombilicale à des institutions d’enseignement, sans doute pour des raisons de survie, force nous est de constater que les lieux de diffusion de notre musique sont alors les mêmes que les lieux où nous avons étudié, et que la survie de nombreux organismes qui se consacrent à la musique de création au Québec est elle-même liée aux précieux partenariats que ceux-ci entretiennent avec nos institutions d’enseignement.
Cela n’est pas un problème en soi, mais cela peut générer une certaine forme d’isolement ; disons simplement qu’il est possible pour un compositeur, au Québec, de graduer d’une institution, ensuite d’y voir son travail diffusé, et même d’y enseigner, bref de faire carrière toujours dans les mêmes murs.
L’académisme prend plusieurs formes dans le travail concret des compositeurs : on l’associe souvent à l’arrière-garde, au plus conventionnel, bien sûr, mais il peut aussi prendre forme dans des musiques d’avant-garde ou dans les ‘’saveurs du moment’’… Évidemment, on ose moins facilement condamner cette forme d’académisme, mais qu’un compositeur tienne la main de Bach ou celle de Boulez avec trop de force, cela demeure toujours, dans les deux cas, une forme d’académisme.
Notre milieu académique a beaucoup mieux à faire, en dehors de cette traditionnelle et interminable prosternation devant l’Europe et les grands noms de la musique du 20ième siècle, c’est à dire offrir aux jeunes compositeurs une véritable préparation aux réalités du milieu du travail, en commençant par faire de l’éclectisme un atout. Il faudrait au moins encourager les jeunes compositeurs à écrire dans des contextes pluri-disciplinaires (cinéma, théâtre, cirque, pub, etc.) où une œuvre globale est en jeu, où la musique n’est qu’un élément au sein de tant d’autres, et où toutes les considérations ‘’esthético-historico-centriques’’ du compositeur n’ont pas nécessairement leur place. Dans un contexte de musique plus ‘’populaires’’ aussi : pour être capable de s’adapter à un projet qui n’est pas nécessairement ‘’sa tasse de thé’’, mais de façon efficace et professionnelle.
Mais nos institutions sont encore tellement plongées dans la musique du passé, dans la ‘’Muséologie’’ musicale… que le compositeur est un peu condamné à apprendre ces choses ‘’sur le tas’’. Ou alors, il refuse, ce qui est bien sûr son droit le plus intime, de se ‘’salir les mains’’ avec ces musiques ‘’impures’’…
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Je pense cependant qu’un des intérêts des institutions où sont enseignées les disciplines artistiques est aussi (fort heureusement) de permettre une recherche ‘’pure’’ où la création s’exprime sans les contraintes de « l’offre et de la demande ». Mais celle-ci ne doit pas se faire de façon dogmatique et demeurer ouverte sur les diverses esthétiques et sur les orientations personnelles que les jeune compositeurs souhaitent donner à leur carrière : C’est l’institution et ses professeurs qui doivent s’adapter aux besoins de ses étudiants, et non le contraire. En soi, le problème n’est pas le lien étroit qui existe entre nos vénérables institutions et la musique de création, mais plutôt l’impact que cette confortable bulle peut avoir sur la perception des jeunes compositeurs de la réalité culturelle du monde dans lequel nous vivons – et je me permettrai ici l’horrible lieu commun – : « The Real World».
Dans cet ordre d’idée, récemment, à un concert de L’OSDL (Orchestre Symphonique de Longueuil) où je suis en résidence, une abonnée d’un certain âge me disait « ne pas du tout aimer la musique contemporaine ». Mais, en fait, qu’est-ce que c’est que « la » musique contemporaine? On peut ne pas être sensible à la musique d’un compositeur, disons par exemple (et je prends ici un exemple, je l’avoue, tout-à-fait tendancieux de ma part) Brian Ferneyhough, et dire préférer celle de Morton Feldman, mais alors, dire ne pas aimer uniformément « LA » musique contemporaine sous-entendrait qu’il s’agit d’une musique mono-esthétique et que tous les compositeurs écrivent la même musique, avec le même langage, alors qu’aujourd’hui, plus que jamais, ce n’est pas le cas ! (Dieu merci…). Quelle que soit la musique que cette dame a entendu dans le passé et qui ne lui a pas plu, il est absurde de penser que « LA » musique contemporaine est uniformément composée dans un même style, tout comme il serait absurde de penser que toute la peinture contemporaine est nécessairement, par exemple, dans le style des monochromes de Klein. Je pense qu’il est inexact de penser le problème en disant que le public ne veut tout simplement pas de « la » musique contemporaine. J’ai toujours pensé que le problème n’est pas notre musique, mais bien la manière dont nous la diffusons, et aussi la persistance des préjugés et lieux communs qui circulent à son sujet, idées malheureusement véhiculées par certains médias.
Nous devons combattre cette situation et ne pas tomber dans l’isolement et encore moins dans le cynisme. Lors d’un colloque organisé par le Centre de Musique Canadienne il y a deux ans à la Chapelle Historique du Bon-Pasteur , portant sur la relation entre le compositeur et l’orchestre symphonique, une collègue compositrice avait affirmé de façon laconique qu’ « on aurait beau mettre des ballons rouges partout et faire tout ce qu’on voulait, que cela ne changera rien au fait que le public, fondamentalement, n’aime pas notre musique. »
Je ne peux être plus en désaccord avec cette attitude défaitiste et élitiste. Je pense que nous avons aussi la responsabilité, en tant que créateurs, de tenter de renouer les liens qui se sont brisés entre la musique de création et le public.
Récemment, l’artiste visuel René Derouin a écrit dans le Devoir un article intitulé ‘’Lettre aux artistes et intellectuels de la jeune génération – Gagner sa vie ici, prendre sa place ici’’, dont l’extrait suivant m’a beaucoup interpellé :
‘’ Pour l’instant, face à l’urgence, cessons de comparer notre histoire à celle des autres et posons-nous la question sur notre avenir comme artistes. Après 50 ans de lutte en tant qu’artiste à créer, à voyager entre l’exil et la migration, je ressens l’urgence de bâtir des liens dans notre société. Je pense que l’art n’est pas aussi hermétique qu’on le laisse croire; c’est sa présentation, sa communication et son encadrement trop institutionnel qui le clôturent et l’isolent des publics.’’
Mais pour cela, il m’apparait qu’il est essentiel de mettre de côté une bonne fois pour toutes certains vieux débats stériles qui ont pu avoir lieu dans le passé entre diverses ‘’Chapelles’’ et ‘’Écoles’’ esthétiques. Bien que confortables pour certains, les diverses catégorisations dans lesquelles nous nous mettons les uns les autres (quand on ne le fait pas carrément pour soi-même, en voulant justifier sa démarche…) ne font que nous isoler encore plus…Et nous éloigne des véritables enjeux. Notre véritable solidarité, en dehors de nos petites ‘’collégialités institutionnelles’’ doit se situer dans notre désir commun de mieux vivre de notre art et de faire notre place dans la société.
De plus, le public mélomane (même averti) a assez peu à faire de nos systèmes de catégorisations des musiques ‘’Actuelles’’, ‘’Nouvelles’’ ou ‘’Post-Néo-je-ne-sais-trop-quoi’’ : Il veut, d’abord et avant tout, goûter notre plat, pas lire notre recette….
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La résidence d’un compositeur auprès d’un organisme de diffusion, d’un ensemble ou d’un orchestre peut être une bonne occasion de renouer les liens qui se sont brisés entre la musique de création et le public. Le 14 octobre dernier, nous célébrions le 10ième anniversaire de la résidence de compositeurs à la Chapelle Historique du Bon-Pasteur, système que j’ai créé avec le soutien inébranlable de son directeur Guy Soucie en 2001 à mon retour d’Europe. La spécificité de cette résidence s’appuie sur la collaboration du compositeur avec l’ensemble en résidence à la Chapelle, ainsi qu’avec des ensembles qu’il désire inviter. L’institution offre donc sa structure pour l’organisation d’évènements, expérience précieuse et presque indispensable pour un compositeur aujourd’hui.
Lors de cette soirée, les six anciens compositeurs en résidence ont tous insisté sur la grande liberté et la souplesse que cette structure offrait. Le volet animation est essentiel dans le programme de compositeur en résidence à la Chapelle, et offre au compositeur un contact direct avec le public, défi qui est très différent, en ce qui a trait au vocabulaire à utiliser, de celui d’avoir à rédiger un travail d’analyse sur une œuvre composée dans le cadre d’études académiques. On ne peut, dans tous les cas, que souhaiter longue vie à cette résidence, en espérant que le Conseil des Arts du Canada puisse continuer de le soutenir.
Cependant, les défis d’une résidence dans un lieu spécifique comme la Chapelle, ne sont de toute évidence pas les mêmes que ceux, par exemple, auquel peut faire face un compositeur en résidence auprès d’un orchestre symphonique. Une résidence auprès d’un orchestre vient avec des contraintes plus grandes, autant au niveau logistique que du public, car, contrairement à ce que l’on peut penser, ce n’est pas parce qu’un public est a priori réceptif à la « Grande Musique » du répertoire orchestral traditionnel qu’il l’est nécessairement plus au travail des compositeurs, bien au contraire. Une réception positive dépendra de nombreux facteurs, notamment de la présence essentielle de références par rapport à l’évolution du langage orchestral des compositeurs, ne fut-ce qu’en mettant le public en contact avec des « classiques » du 20ième siècle, comme Stravinsky, Bartók, Ives, Varèse, Messiaen, etc. ; elle dépendra aussi d’une programmation bien conçue, qui mette en valeur l’œuvre du compositeur. À ce sujet, il est essentiel que les créations occupent une place de choix, et la formule de « l’inévitable chose » en début de programme n’est certes pas la meilleure solution. La place d’honneur qui a été accordée récemment à l’OSM au Concerto de l’Asile de Walter Boudreau est un bon exemple, et la réceptivité du public fut en conséquence.
Il ne faut pas non plus oublier que lorsque nous travaillons avec des ensembles hyper-spécialisés comme la SMCQ, le NEM ou l’ECM, ou le Trio Fibonacci, le quatuor Bozzini ou QUASAR, nous sommes en contact avec des musiciens dont la vocation est presque spécifiquement concentrée sur le fait de jouer de nouvelles œuvres. Les musiciens d’orchestre n’ont pas nécessairement une expertise aussi pointue et autant d’expérience par rapport à la musique de création. Le compositeur doit donc faire preuve de souplesse, et faire des compromis, mais ceux-ci n’ont souvent rien à voir avec l’esthétique, mais simplement avec l’efficacité par rapport au temps de répétition.
Je mentionnais, lors d’une entrevue avec Guy Marceau pour un article de Paroles & Musique, que les musiciens d’orchestre sont en fait assez indifférents au fait que la musique soit tonale, modale ou atonale. Leur souci est d’abord et avant tout qu’elle soit écrite « professionnellement », et qu’ils puissent ainsi l’amener à bon port, en en donnant une exécution convaincante, ce que recherche naturellement tout interprète. Des compositeurs en résidence (Tim Brady, Maxime McKinley…) avec qui j’ai pu échanger récemment m’ont confirmé que c’était aussi leur perception. Selon le compositeur Tim Brady, c’est une question de gratification essentielle de l’interprète, qui est nécessaire pour que la musique puisse ensuite passer avec succès de l’autre côté, vers le public.
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Il m’apparaît en tout cas important que les compositeurs mettent de côté une bonne fois pour toutes les vieux débats esthétiques et vieilles querelles de chapelle des années 80, et qu’ils commencent à travailler ENSEMBLE à une meilleure reconnaissance de leur travail dans la société. Mais nous avons encore beaucoup, beaucoup de chemin à faire à cet effet au Québec.
Ainsi, je propose, en conclusion de cette lettre, qu’un colloque ‘’Composer au Québec’’, indépendant de toute faculté ou autre institution académique, ait lieu en 2014, afin de nous puissions discuter des problèmes et enjeux communs au milieu de la musique de création au Québec. Si un intérêt clair est manifesté par quelques-uns de mes collègues, je m’engage à l’organiser.
Bien à vous,
Simon Bertrand, Compositeur en résidence, OSDL
Prix OPUS ‘’Compositeur de l’année’’ au 16ième Gala des Prix Opus, janvier 2013
Compositeur en résidence auprès de l’orchestre symphonique de Longueuil