Montréal, le 6 avril 2020
Cher Michel,
Je te remercie pour cette vaste réplique à laquelle je réponds suite à la relecture de nos échanges, de ton article « Jeu de raclures » (1997) et de ton entretien avec Jimmie LeBlanc, « Beautés et cruautés de l’harmonie naturelle » (2019), tous deux parus dans Circuit, qui ont nourri mes réflexions par rapport à ta lettre.
Tout d’abord, je ne peux évidemment qu’acquiescer lorsque tu écris que tu « perçois beaucoup plus de convergences que d’oppositions dans nos propos ». Nous sommes effectivement tout à fait sur la même longueur d’onde en ce qui a trait à l’idée d’un continuum du bruit à la note qui engloberait l’ensemble du monde des hauteurs. Or, là où, à mon sens, nos points de vue divergent, bien que nous nous entendions sur le fait que le son a inévitablement une hauteur mesurable, c’est en ce qui a trait à la façon de hiérarchiser entre eux les différents paramètres musicaux. Alors que, pour toi, la question harmonique est « un aspect fondamental et même premier du problème de la création musicale »[1], pour moi, il ne s’agit que d’une des possibilités qui s’offrent à nous – qui, d’ailleurs, m’intéresse vivement en tant que compositrice – et je peux complètement concevoir – dans mon travail de création, mais aussi en tant qu’interprète ou auditrice – que lesdites hauteurs puissent être le résultat, la conséquence naturelle, d’une attention prioritaire portée à un autre paramètre, qui pourrait aussi bien être, par exemple, l’énergie, le timbre ou même encore un état physique ou mental donné.
Prenons, par exemple, la musique de Malcolm Goldstein, qui, comme tu le sais, a eu une influence marquante sur ma façon d’écouter. Dans une œuvre comme boundless the source, overflowing in song, que nous avons créée en mars 2019 avec le Quatuor d’occasion (https://www.youtube.com/watch?v=lL2N4u8wuFc), certes, les sons que nous produisons ont des hauteurs identifiables, mais ça serait, à mon sens, passer à côté du propos de l’œuvre que d’en faire une analyse du point de vue harmonique. Le nœud de l’œuvre, son moteur se situe plutôt au niveau des processus de transformation qui s’effectuent naturellement au fil de son déploiement, ou encore de la circulation de l’énergie entre les musiciens, mais certainement pas au niveau des hauteurs, qui ne sont qu’accessoires, d’autant plus qu’elles pourraient être radicalement différentes d’une interprétation à l’autre, sans pour autant compromettre le texte de quelque façon que ce soit.
En ce qui a trait à Tara/Q’Iwa, tu as bien raison, le fait que les hauteurs y soient abordées plutôt du point de vue des rapports qu’elles entretiennent entre elles plutôt que comme un absolu mesurable ne contredit en rien le fait que l’aspect harmonique y a été méticuleusement pris en charge.
Encore une fois, je ne peux qu’abonder dans ton sens par rapport à la question du goût, qui ne devrait évidemment pas être un sujet de discorde, mais qui peut très certainement être un plaisir à partager, que l’on soit d’accord (et donc puissions jouir du plaisir d’être conforté dans nos positions) ou encore, que nos opinions divergent (et que, par conséquent, nous puissions être amenés à questionner les nôtres et à éventuellement les nuancer, élargir notre point de vue ou encore tout simplement les réaffirmer).
Or, au-delà de la question du goût, cette réflexion m’a amenée à me demander comment nous écoutons et quelle importance les échelles de valeurs que nous nous fixons personnellement en tant que compositeurs devraient interférer avec notre démarche d’auditeurs. La plupart d’entre nous avons, dans notre propre travail, des champs d’intérêts spécifiques qui, souvent, correspondent à ce à quoi nous portons attention lorsque nous écoutons les œuvres des autres. À l’audition, nous nous demandons donc « comment est-ce que cette pièce rencontre mes critères ? » Or
, nous pourrions aussi nous demander « quels sont les critères de celui ou celle qui s’adresse à moi » ou même, tout simplement, « qu’est-ce qui émerge de l’œuvre ? » et qui nous aiguille naturellement vers la question que tu poses : « Que dit une pièce de musique ? »
À mon sens, ce que dit une œuvre dépend en grande partie de ce qu’on y cherche. Faire une analyse d’une œuvre, c’est en donner une interprétation qui sera nécessairement teintée par le point de vue que l’on adoptera. C’est d’ailleurs ce qui rend intéressante cette démarche, qui la rend humaine, subjective et créative, comme en témoigne la lecture d’Asyndètes que tu me proposes, qui est, à la fois, tout à fait juste au regard de la partition tout en divergeant considérablement par rapport à ce que la pièce exprime pour moi.
Ceci dit, pour répondre à la question sur laquelle tu conclus la section de ta lettre consacrée à ton analyse d’Asyndètes, je n’irais pas jusqu’à dire que tu as tort. En ce qui a trait à l’analyse factuelle des matériaux, nous sommes même complètement d’accord. Or, là où tu ne seras pas surpris que je n’abonde pas dans ton sens, c’est lorsque tu assimiles le comportement mélodique au discours en l’opposant aux « cris, [aux] feulements « primitifs » entassés en désordre et juxtaposés en à-coups dans les parties précédentes. »
Ce que tu interprètes comme un « processus graduel de clarification des hauteurs », c’est, pour moi, l’expression de l’essoufflement de la forme. En écrivant cette pièce, ce qui m’intéressait d’abord et avant tout, c’était de travailler sur la façon dont l’énergie évolue dans le temps, ce que j’explique de la manière suivante dans la note de programme :
Dans ce quatuor j’ai abordé la question de la rupture comme catalyseur d’énergie. En interrompant constamment le discours, en coupant le flot du mouvement, j’ai été amenée à imaginer différentes stratégies permettant de canaliser la grande décharge énergétique sur laquelle s’ouvre l’œuvre et à jouer entre des moments où les impacts génèrent une transformation ou une bifurcation du flux énergétique et d’autres où s’effectue une rupture réelle menant vers des sections statiques, entre un choc qui modifie et un choc qui rompt.
J’ai imaginé une forme « qui se fatigue » (comme j’en avait d’ailleurs fait l’expérience dans Élans érodés pour violoncelle solo et orchestre que j’ai écrite au cours de ma dernière année d’études avec toi au Conservatoire) et qui, suite à une décharge énergétique trop importante, ne peut se soutenir elle-même jusqu’à la fin. Si j’ai noté peu de hauteurs précises dans les sections plus agitées de la première partie de la pièce, c’est pour éviter qu’un trop grand souci de précision vienne interférer avec la salve énergétique sur laquelle s’ouvre l’œuvre, clarifiant ainsi pour les interprètes ce qui est prioritaire. Plus la texture s’épurera, plus les hauteurs seront à l’avant-plan (et, par conséquent prises en charge), mais ceci sera le résultat de l’épuisement de la forme et non le propos même de la pièce.
Là où tu vois dans la fin de la pièce « une nostalgie du langage, une envie de repartir le langage de zéro, un espoir désespéré que le langage puisse peut-être nous sauver de ces affrontements… », je pensais plutôt exprimer un constat d’échec, une impossibilité de poursuivre avec le même niveau d’énergie, la même intensité que ce qui avait été déployé au départ. Énergie qui, néanmoins, se transforme et permet l’émergence d’une autre forme de discours (et non d’un discours tout court). Pour que l’apparition du chant final au violoncelle exprime une nostalgie du langage, il faudrait qu’il y ait eu non-discours avant et c’est probablement ici que se trouve le nœud de la divergence de nos points de vue : pour moi, il n’y a pas plus de nostalgie du langage dans les derniers moments d’Asyndètes qu’il n’y avait de désir de briser, de rompre ou de choquer dans les sections qui précèdent. Au contraire, je perçois plutôt ces différents modes d’expression comme étant complémentaires.
D’ailleurs, la preuve qu’une forme de discours était présente depuis le début de l’œuvre, c’est que tu l’as déchiffré et compris. Et, en ce qui a trait à l’interprétation de la signification de la fin de l’œuvre, mieux vaut ne pas trop nous hâter de tirer des conclusions parce que, en fait, elle n’est pas terminée : un deuxième volet, qui sera créé par le Quatuor Cobalt au cours de la prochaine saison de Codes d’accès, est en route. À suivre…
Sempre : Minimalisme – Dire beaucoup avec peu ?
L’idée de Sempre a tranquillement fait son chemin suite à une conversation que nous avons eue avec Pamela pendant un voyage Montréal-Québec en voiture. Nous y avions longuement comparé l’engagement physique du sportif (qu’elle connaît très bien, étant elle-même une grande joggeuse) avec celui du musicien et nous nous étions questionnées sur la possibilité de pouvoir atteindre à l’instrument le plaisir que le dépassement physique par le sport procure. C’est donc tout naturellement que nous avons travaillé dans cette direction lorsqu’elle m’a commandé une pièce pour son grand concert anniversaire.
Les répétitions, l’énergie et la force déployée tout au long de la pièce y ont pour rôle de mettre l’interprète dans un état physique et mental précis. Ces éléments contribuent à la fois à créer une situation et à l’exprimer. Tout en requérant une force, une concentration et une endurance réelles et intenses de la part de l’interprète, la partition évoque l’effort physique de la course à pied, les polyrythmies rappelant les légers changements dans la cadence du coureur attribuables à de légères modifications dans le geste et la respiration qui permettent de renouveler son énergie sans interrompre sa course.
Je prends moi-même énormément de plaisir à jouer des pièces qui requièrent un engagement physique extrême, je pense notamment à Kottos (1977) de Iannis Xenakis, qui a certainement été l’un de mes plus grands défis d’interprète, qui m’a mise face à mes limites et m’a amenée à me dépasser. C’est d’ailleurs après m’être longuement consacrée à l’étude de cette œuvre que j’ai eu envie de me pencher davantage sur les questions de l’énergie et de l’engagement physique de l’interprète dans mes propres pièces.
Le cri que tu perçois dans Sempre n’est donc pas celui d’un oiseau prophète dément, mais plutôt celui qui permet de passer à travers une situation exigeante, ou encore, à la fin, celui du soulagement et de la fierté d’atteindre la ligne d’arrivée. Un cri est l’expression d’une émotion intense. Tous les cris ne sont pas des appels à l’aide ou la manifestation d’un désespoir profond ; on peut aussi crier pour se donner du courage.
Couple au repos (et Twonings)
C’est effectivement la mise en valeur des différences d’intonation entre le piano et le violoncelle qui m’a fait effectuer ce rapprochement entre Couple au repos et Twonings. La comparaison entre les deux œuvres a d’ailleurs quelque peu changé ma perception de ton duo. Jusqu’à maintenant, je l’écoutais comme étant « du Gonneville » et, par conséquent, mise en perspective avec l’ensemble de ta production, c’est une œuvre extrêmement minimaliste. Or, maintenant que nous en parlons côte-à-côte avec celle d’Alvin Lucier, elle me paraît foisonnante surtout si l’on considère la fragilité des matériaux avec lesquels tu travailles. Une forme de vulnérabilité hyperactive.
Les perceptions et sentiments que j’ai par rapport à Couple au repos sont difficiles à synthétiser, d’une part, parce que, l’ayant jouée, j’ai du mal à poser un regard objectif sur l’œuvre et, d’autre part, parce que, mine de rien, nous l’avons créée en 2011, ça fait donc presque dix ans ! Je me revois encore, venant tout juste de terminer mes études (le concert dans lequel nous avons créé Couple au repos avec Jean-Philippe a été le premier récital que j’ai donné après avoir gradué) me lancer avec enthousiasme dans ce projet en ne réalisant absolument pas l’ampleur de l’entreprise dans laquelle je m’étais engagée.
La première chose qui me vient en tête quand je pense à la pièce, c’est très certainement sa difficulté qui est d’un type assez particulier, une sorte de délicatesse virtuose. Je pense que c’est une de ces œuvres qu’on ne peut jamais maîtriser, qui nous échappera toujours. On ne peut pas s’abandonner en la jouant, elle requiert une vigilance de tous les instants. Il me semble d’ailleurs me souvenir que quelqu’un (peut-être était-ce toi ?) m’avait comparée à une funambule après l’un des concerts. Peu importe qui c’était, je vois exactement ce que cette personne voulait dire.
Encore aujourd’hui, quand je la réécoute, le sentiment physique d’être en train de la jouer me revient immédiatement. Ceci dit, je garde également un souvenir vif de l’atmosphère qui se dégageait de la salle lors des concerts. À chaque fois que nous l’avons jouée, j’avais l’impression que le public retenait son souffle avec nous. J’ai l’impression que la pièce est de nature si fragile, si humaine, qu’on ne peut faire autrement que de s’y identifier.
Son contenu expressif n’est évidemment pas attribuable qu’à sa difficulté. Ce « souvenir du couple que formaient [tes] parents, imaginés côte-à-côte, en 2011, comme outre-tombe, qui tourneraient les pages d’un album de photographie parlant de leur vie » que tu décris dans la note de programme est également très parlant. On imagine totalement ces deux personnes âgées se remémorant leur existence commune. Les choix de timbres et de registres sont d’ailleurs si évocateurs à cet égard qu’il est difficile, une fois ayant pris connaissance de tes sources d’inspiration, d’y entendre autre chose ou de faire d’autres associations.
« Autant Asyndètes que Sempre me semblent donc se méfier du discours, et tendre vers une expression décapante. J’ai parlé du goût et j’y reviens : qu’est-ce qui te motive pour créer de pareilles contestations ? Quelles filiations exemplaires te sont à cet égard devenues une seconde nature ? »
En fait, la véritable question serait plutôt « Comment ai-je réussi à te cacher si bien et si longtemps ma véritable nature pendant toutes ces années ? »
À titre anecdotique, après la création de Sempre, ma mère, qui, plutôt que des oiseaux en colère, y a tout simplement entendu ce qu’elle connaît sa fille et m’a dit : « Je te reconnais bien là. En écoutant la pièce, je te revoyais enfant, refusant de mettre ton habit de neige en te débattant… »
Au plaisir de te lire !
Émilie
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Montréal, le 29 avril 2020 (Jour 53 du confinement anti-COVID-19)
Chère Émilie,
Voilà déjà 2 ans que nous avons entrepris cet échange substantiel, entamée à partir de l’examen de tes œuvres, notre persévérance à creuser certains sujets n’ayant d’égale que l’audace de publier ces propos sur Cette ville étrange.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’y a pas eu entre nous d’autre lieu antérieur, plus « convivial » et oral (dans un café, par exemple), que l’écriture aurait pu venir compléter. D’emblée, nous avons choisi cette dernière, dont le processus même – plus long, moins spontané – pousse à la réflexion, à la mise à distance, au retour, à la correction, à la recherche du mieux dire. Cet effort pour « faire de l’ordre dans ses idées » est méritoire, mais il a aussi finit par mettre en évidence certaines de nos différences.
Ainsi pour Asyndètes. L’analyse que j’en ai faite (et, dans une moindre mesure, celle de Sempre) m’a permis d’oser quelques métaphores. Je trouve d’ailleurs que toute incursion dans l’évocation, dans la recherche de « sens » d’une œuvre musicale – c’est-à-dire : dans le monde des mots et des images – devrait le plus possible être fondée sur une analyse détaillée de cette œuvre, afin de ne pas se perdre dans les sentiers que l’imagination ne cesse d’ouvrir. Ces métaphores ont été développées à partir d’une dialectique hauteur / bruit (ou : discours structuré / déferlement brut), une vision à laquelle tu as opposé – jusque dans ton regard sur ma propre pièce Couple au repos – celle d’une énergétique, où la conception et la composition sont ancrées dans le « faire » de l’exécutant, de l’interprète. Ton expérience personnelle de violoncelliste de formation certes académique, mais qui a farouchement cultivé son « jardin » de spécialiste de musique contemporaine et d’improvisatrice, cette expérience influe donc considérablement, je le vois, sur la pensée de la compositrice, et sur la perception qu’elle a de ses réalisations.
Un compositeur « de table » comme moi, qui n’a de contact avec l’interprétation – hormis ses plaisirs de « pianiste pour lui-même » – qu’à travers celles et ceux qui jouent ses pièces, et qui n’a même pas su mettre en pratique le conseil que Berlioz donnait à ses collègues de se consacrer à la direction de leurs propres œuvres[2], est probablement plus enclin aux spéculations poïétiques, avec les avantages et les risques que cela comporte. Mais, bien qu’elle semble plus « naturelle », une approche purement basée sur la praxis instrumentale risquerait pour sa part de se figer en tics et gestes réflexes, tant sur le plan du matériau – à l’instar des gammes et trilles des siècles passés, ou des arco écrasés et flatterzunge du XXe – que sur le plan micro- et macroformel. Or, pour éviter ces routes sans issue (spéculations ineptes d’une part, et gestes sans originalité de l’autre), intervient l’impondérable…
Car, au-delà des différences que je viens de citer, lentement, par petites touches, ici et là, nous avons aussi, toi et moi, depuis mai 2018, laissé entrevoir, l’un à l’autre, ce lieu intime que le canon, les « critères », les « échelles de valeurs » et les « champs d’intérêt spécifiques », en se fendillant, ne peuvent plus cacher : je veux parler de notre goûtpersonnel. Le tien, le mien… Nous y avons tous deux fait allusion assez tôt dans notre discussion. C’est assez fondamental, et c’est à partir de là que nous parlons (ou écrivons).[3]
L’enfant rebelle à laquelle tu dis t’identifier et le petit garçon sage que j’étais font partie de cet humus dont notre effort créatif respectif se nourrit.
Ce centre est cependant en constante mutation. Nourri par les racines profondes des expériences sonores et musicales (et plus largement, personnelles et sociales !) de la prime enfance et de la jeunesse,[4] il s’est développé pendant les années de formation spécialisée que nous avons tous deux vécues, se cristallisant en bonheurs, en passions et aussi en antipathies. Il a motivé des actions et des croisades.
L’âge – attention ! tu vas entendre le bientôt-septuagénaire… – faisant s’accumuler mes expériences d’auditeur et de créateur (sinon d’interprète), ce qui causait jadis quelque plaisir me laisse aujourd’hui, parfois, dans l’indifférence, voire me lasse ; ce qui était par ailleurs écarté ou négligé revient et s’impose. Exigence nouvelle ? Envie de plus de nuance, de subtilité ? Il faudrait des mémoires pour expliciter tout cela…
Mais qu’est-ce qui me cause toujours et encore quelque plaisir dans la musique ? Cela qui me donne l’impression de découvrir, que ce soit chez les autres ou dans mes propres propositions, un lieu encore inconnu de « l’esprit »[5]humain, de l’imaginaire humain…
Pour les raisons que j’ai explicitées dans ma réplique précédente, tes propositions font partie de ces plaisirs.
Toi dont la praxis compositionnelle est ancrée dans celle de l’instrumentiste et de l’improvisatrice, qui cumule aussi bien Lachenmann et Scelsi que Bach, Brahms et Debussy, je me prends à penser que c’est ta formation la plus académique, et notamment ta sensibilité à l’aspect « harmonique » de la musique (à travers la microtonalité, par exemple) qui te permet et te permettra d’échapper à la Reproduction du Même qui menacerait des conceptions trop complaisantes à l’égard de l’improvisation bruitiste. Ou, pour le dire plus simplement : que c’est la synthèse la plus inclusive possible de toutes les composantes de ton goût qui te permettra d’aller plus loin que les recettes…
Avant de conclure, je tiens à te remercier pour les impressions que tu as livrées sur ma pièce Couple au repos. Comme beaucoup d’artistes sans doute, il m’est très difficile d’accéder au niveau du « sens » (ou de la « métaphore ») en réécoutant mes propres œuvres, de parler de ce qu’elles évoquent, alors que je serais intarissable sur la manière dont je les ai faites (matériau, forme, etc.). Manque de distance… J’ai besoin du miroir tendu par l’autre pour y saisir autre chose, même si cette autre qui tient le miroir peine à séparer chez elle-même l’auditrice et l’interprète…
En tout cas, Couple au repos m’intrigue moi-même, et me révèle à moi-même, dans le plus profond de ma sensibilité, par ses mélodies alternant entre les deux instruments, par ses inflexions microtonales irrégulières, par ses enchaînements harmoniques et ses accords cadentiels presque tonaux, par sa dramaturgie formelle qui donne l’impression d’une « histoire » racontée. Tout cela pourrait avoir l’air de pur affect, pure spontanéité. Pourtant, ce sont les contraintes assez strictes que je me suis données qui tiennent le tout si solidement et créent l’identité de l’œuvre.
Ça y est. J’ai terminé. Et j’ai le sentiment que nous sommes arrivés au bout de cet échange. Au seuil du goût… Toute suite passerait par le dévoilement de l’intime.
Qu’en penses-tu ? Si c’est le cas, je t’en laisse la Coda, en te remerciant, sincèrement, amicalement, de la franchise et de la fidélité dont tu as fait preuve tout au long de tes répliques et réponses. J’espère de mon côté en avoir été digne.
Amicalement et chaleureusement,
Michel (OK Boomer ?)
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23 août 2020
Cher Michel,
Merci pour cette réponse qui vient synthétiser plusieurs des idées principales qui ont émergé de notre correspondance. Je partage ton impression que nous touchons à une fin possible de cet échange et que nous pouvons présentement en tirer certaines conclusions. J’accepte donc ta proposition de rédiger une coda qui viendra clore cette grande conversation (du moins, pour l’instant).
En nous relisant depuis le début, ce qui me semble le plus prégnant et qui, d’ailleurs, a pris de plus en plus d’importance d’une missive à l’autre, c’est cette question du goût. En effet, il m’apparaît très clair que nos divergences d’opinion par rapport à l’importance de la question harmonique, du potentiel lyrique des sons bruités, etc. sont dues, d’abord et avant tout à des différences en ce qui a trait à nos systèmes de valeurs respectifs et aux critères à partir desquels nous portons des jugements sur les musiques que nous écrivons, jouons et entendons. Bref, que nos penchants naturels combinés à nos bagages teintent énormément le regard que nous posons sur les différentes musiques auxquelles nous sommes exposés et sur la façon dont nous les recevons.
Comme tu le soulignes dans ta dernière lettre, pour ma part, je tends spontanément vers des musiques qui parlent au corps, qui font réagir ; je reçois, j’analyse d’abord à partir de mon ressenti physique. Ce qui m’interpelle d’abord et avant tout, c’est l’élan et l’énergie que véhiculent les musiques, ce qu’elles nous font vivre. Je sens les choses avant de les comprendre ; je ressens d’abord, j’analyse ensuite. Je cultive un goût particulier pour ce qui est extrême, hors norme, atypique. C’est vrai de la musique, mais c’est également quelque chose que j’observe dans toutes les sphères de ma vie : j’ai toujours été attirée par ce qui goûte fort. C’est d’ailleurs ce qui a fait de l’enfant que j’ai été une grande fan de punk français, répertoire auquel j’ai été exposée par ma gardienne de l’époque (mention spéciale pour « Harry Callahan/I wanna be a poulet » des Ludwig von 88 que mes sœurs et moi aimions tout particulièrement chanter les soirs où nous mangions… du poulet : https://www.youtube.com/watch?v=0bYwuCyCu0k et pour « J’aime pas la soupe » des Bérurier Noir, pour les soirs de soupe, évidemment : https://www.youtube.com/watch?v=ivKedv1aVhk). Cette inclination a amené l’adolescente que je suis ensuite devenue à m’intéresser à Lachenmann et à Stockhausen, un peu par subversion, certes (imagine la souffrance de parents non-musiciens à qui l’on fait écouter Gesang der Jünglinge dans le trafic sur l’autoroute 15 à l’heure de pointe le matin !), mais aussi parce que la violoncelliste classique que j’étais ne comprenait pas qu’on ne lui fasse jouer que des compositeurs morts. Moi qui cherchais à être bousculée, à sortir de ma zone de confort et à vivre des émotions fortes, j’ai été servie en découvrant la musique contemporaine ! J’ai été si vivement happée par ce monde de sonorités inouïes qui s’est alors ouvert à moi que j’ai décidé de m’y consacrer entièrement.
Or, comme les tiens, mes goûts se transforment. En vieillissant (parce que, mine de rien, moi aussi, je vieillis), j’observe que mes champs d’intérêt s’élargissent. Sans trahir mes premières amours fougueuses et iconoclastes, j’apprends à apprécier certaines subtilités qui, auparavant, seraient tout simplement passées sous mon radar. Petit à petit, j’ai compris que le classicisme, le raffinement et l’élégance ne s’opposaient pas à l’intensité, la force et l’extravagance mais que, au contraire, il s’agit plutôt d’expressions différentes du vivant qui sont, en fait, complémentaires. Ainsi, alors que j’ai toujours été (et suis toujours) une inconditionnelle des couleurs les plus vives, des scénarios les plus fous et des fromages les plus vieux, les plus secs et les plus puants, depuis quelques années, j’apprends avec bonheur à savourer également les nuances et les plaisirs délicats. Qui l’eût cru ?
Cette évolution est très certainement attribuable au fait que j’ai été accompagnée dans mon cheminement musical et humain par de nombreux individus ouverts d’esprit et bienveillants qui, en m’acceptant telle que je suis, m’ont donné envie de leur rendre la pareille en m’intéressant à ce qui les passionne afin de comprendre leur point de vue, leur monde. Tu fais partie de ces gens, toi qui as toujours su accueillir à bras grand ouverts toutes les propositions de tes étudiants, même les plus saugrenues, et qui nous as toujours encouragés à suivre les chemins dans lesquels nous souhaitions nous engager. Cet aspect de ton enseignement a été fondamental dans mon développement parce que, tel que le synthétise magnifiquement Pascal Dusapin dans Une musique en train de se faire[6] : « Apprendre, ce n’est pas seulement acquérir une maîtrise. Apprendre, c’est devenir un autre. Un autre, libre et souverain. »
Au fond, je crois que ce qui est le plus important – tant pour la composition que dans la vie en général – c’est de toujours rechercher à vivre en adéquation avec nos goûts, à rester sensibles à leur évolution et de les redécouvrir sans cesse. De chercher à ne pas rester au seuil du goût, mais plutôt trouver un moyen d’avoir les deux pieds dedans.
Sur ce, je te remercie d’avoir pris l’initiative de cet échange et de la générosité dont tu as fait preuve dans tes répliques.
Au plaisir de continuer à avoir de tes nouvelles dans des contextes plus informels !
Amicalement, chaleureusement,
Émilie
[1] Circuit, 1997
[2] Pauvres compositeurs ! Sachez vous conduire, et vous bien conduire ! (avec ou sans calembour) car le plus dangereux de vos interprètes, c’est le chef d’orchestre, ne l’oubliez pas. (H. Berlioz, Mémoires, chapitre XLVIII).
[3] Goût (quelques définitions tirées d’Antidote) : aptitude à discerner et à apprécier les qualités et les défauts d’une œuvre ; sens esthétique intuitif ; prédilection, penchant pour quelque chose.
[4] La musique facile, des images puériles, la vulgate langagière, en son sens le plus bas, peuvent pénétrer jusqu’au plus profond de nos besoins et de nos rêves. Ils peuvent même prétendre s’y ancrer de manière irrévocable. […] L’alchimie d’une telle formation [celle des « cellules » de la psyché d’un individu] nous échappe. Mais les conséquences en sont évidentes, pour ce qui concerne la réponse esthétique, l’obsession, et les affinités électives. (George Steiner, Réelles présences, Folio, p. 220 ; en italique, mon ajout)
[5] Citation d’André Comte-Sponville, dans L’esprit de l’athéisme : Mais qu’est-ce que l’esprit ? « Une chose qui pense », répondait Descartes, « c’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent ». J’ajouterai : qui aime, qui n’aime pas, qui contemple, qui se souvient, qui se moque ou plaisante… Peu importe que cette « chose » soit le cerveau, comme je le crois, ou une substance immatérielle, comme le croyait Descartes. Nous n’en pensons pas moins. Nous n’en voulons pas moins. Nous n’en imaginons pas moins. Qu’est-ce que l’esprit ? C’est la puissance de penser, en tant qu’elle a accès au vrai, à l’universel ou au rire. Il est probable que cette puissance, sans le cerveau, ne pourrait rien, voire n’existerait pas. Mais le cerveau, sans cette puissance-là, ne serait qu’un organe comme un autre.
[6] Pascal DUSAPIN (2009), Une musique en train de se faire, Éditions du Seuil, Paris
Photo à la une : © Tear-n Tan 2011