Montréal, 5 janvier 2020
Chère Émilie,
Plus de 16 mois se sont passés entre notre dernier échange (juin et septembre 2018) et le présent texte. Je viens de relire tout ce que nous avons écrit depuis l’entrevue qui a tout déclenché http://www.cettevilleetrange.org/entrevue-courriel-avec-emilie-girard-charest-a-partir-de-bestiaire/.
Une conversation n’est jamais terminée, et c’est plutôt pour le plaisir de la poursuivre que nous avons convenu de nous remettre au clavier. Je te remercie pour ce stimulus, et ton intérêt pour la chose me réjouit.
Dans ton texte de septembre 2018, si je fais abstraction des quelques considérations sémantiques touchant la définition de notions de note, hauteur, fréquence, registre, je perçois beaucoup plus de convergences que d’oppositions dans nos propos. Ainsi, sur la notion d’un continuum notes-bruit, qui figurait déjà dans mon texte, et que tu développes dans le tien. Et lorsque tu abordes la possibilité d’une « pensée harmonique » qui inclue la présence de sons bruités, je ne peux qu’acquiescer : ainsi que je le mentionnais, ma compréhension du concept d’harmonie englobe – comme chez Pousseur – l’entièreté des fonctions fréquentielles : mélodie, harmonie, coloristique, etc., et, donc, pas simplement la formation d’accords. Ainsi, il y a de beaux exemples de sons fortement bruités qui sont articulés de façon mélodiquedans Kontakte de Stockhausen, comme d’ailleurs les « timbres complexes » de sa Studie II. Dans leurs successions, ces sons bruités et timbres complexes créent entre eux des rapports (mélodiques) qui ont, j’en suis sûr, réclamé de la part du compositeur la même attention compositionnelle que des « hauteurs discrètes » ou « notes pures ».
Par ailleurs, la prise en charge de l’aspect harmonique au sens large n’est pas incompatible avec la difficulté de contrôler avec précision les hauteurs produites par un instrument « hors norme ». J’ai pris le temps d’écouter ta pièce pour violoncelle et tarkas (Tara/Q’Iwa, https://soundcloud.com/emiliegirardcharest/tara-qiwa). Je n’y pas ai senti que les caractéristiques « incontrôlables » de ces instruments ait pu résulter chez toi en un abandon complet à l’aléatoire sur le plan harmonique. Ainsi, qu’ils soient faits « à l’oreille » (c’est-à-dire le violoncelle s’adaptant aux notes que produit un tarka précis) ou non, les jeux d’intonation en duo autour d’une note – vers 0 :50 du début – sont beaucoup trop précis pour qu’on les perçoive comme aléatoires. De même pour les multiphoniques du tarka – vers 9 :00 -, qui naissent tous à partir de notes très précises et enrichissent donc la relation de ces notes génératrices avec celles du violoncelle. Tout au plus, le flou des whistletones – peu après 4 :15 – réclame du violoncelle, pour s’y harmoniser, l’emploi de techniques liminales, au seuil du silence et de l’imperceptible. Mais nous ne sommes pas pour autant dans le pur domaine du bruit ou du souffle coloré : des filaments de mélodie, incontrôlables, se font entendre.
Tout ce qui précède vise – tu t’en doutes – à montrer que mon « oreille harmonique » au sens large – celle qui s’est formée et entretenue au cours de nombreuses années d’auditions et de création, ne me laisse pas en paix… Est-ce un bien ou un mal ? : elle détermine mes plaisirs et frustrations d’auditeur. Et nous en venons à cette question du goût que tu as abordée rapidement.
On en revient toujours à cela : de gustibus non est disputandum… Si on ne devrait pas « se disputer (dans le sens de « se chicaner ») sur la base des goûts, il est hautement souhaitable de faire état de ses goûts, de les partager, d’en parler… Nul doute que l’on peut se sensibiliser réciproquement par de tels échanges. Il y a, à ce sujet, dans ce que j’appelle souvent « ma bible » – Introduction aux arts du Beau, d’Étienne Gilson – des pages lumineuses.
Puisque je suis plongé dans une lecture des Mémoires de Berlioz, lecture que j’accompagne de l’audition de ses œuvres (dont les cantates de concours de sa bouillante jeunesse !), la réflexion suivante m’est venue, en liaison avec le sujet de nos échanges : ne retenir de Berlioz que son art de l’orchestration et de ses contrastes de masses timbriques occulterait un aspect fort intrigant de son écriture que constituent les nombreuses sinuosités et singularités harmoniques locales et les saisissants contrastes modulatoires.
Que dit une pièce de musique ?
J’aimerais maintenant te soumettre quelques réflexions sur d’autres pièces que j’ai pu entendre depuis notre échange de 2018, soit ton quatuor à cordes Asyndètes (https://soundcloud.com/emiliegirardcharest/asyndetes) et ta pièce pour piano Sempre, de même qu’une œuvre d’Alvin Lucier (Twonings https://alvinlucier.bandcamp.com/track/twonings) dont tu m’as suggéré l’écoute (à cause de sa ressemblance avec mon duo Couple au repos, dont tu as été par ailleurs une cointerprète exemplaire). Ce qui suit va me permettre de tresser des liens avec la notion de continuum son-hauteur-fréquence <–> bruit, et ses dérivés, même métaphoriques (mot <–> cri ; syntaxe et discours organisée <–> charabia aléatoire ; pensée rationnelle et esprit <–> animalité et corps).
Asyndètes offre un bel exemple d’oppositions entre des matières bien caractérisées. Parce qu’elle m’offre une occasion de digresser sur les notions susmentionnées, et pour ne pas parler dans le vague, j’en ai fait une analyse succincte, avec repères dans la partition (mesures) et dans l’enregistrement (temps) qu’en a fait le quatuor Molinari. Lorsque je l’ai jugé nécessaire, les « matières » sont désignées par des lettres minuscules en italiques.
Mesures | Temps | Parties | ||
1 | 0 :00 | A1.1.1 sempre ff | Masse aléatoire de sons avec cordes étouffées en mouvements ascendants et descendants entrecroisés aux quatre instruments (a), et ponctuée de façon croissante par des accords sur deux cordes à vide dans le médium grave, qui interrompent brièvement ces mouvements (b) ; synchronisation croissante de ces ponctuations. | |
16 | 0 :34 | A1.2 | Fin des mouvements asc. et desc. de a. Jeu d’accents asynchrones sur les mêmes accords b de deux sons sur cordes à vide (qui forment un cluster statique, et microtonal par suite de la scordatura des 4 instruments du quatuor). Le dernier accent est synchrone. | |
21 | 0 :45 | A1.1.2 | Retour de la masse aléatoire de mouvements, mais en glissandi ascendants seulement (a2), démarrés à partir des mêmes accords sur cordes à vide (b). Synchronisation croissante ici aussi des démarrages. Culmination avec un ultime glissando synchrone aux 4 instruments. | |
36 | 1 :11 | A1.3 | Jeux d’accents sur des notes indéterminées fixes dans l’extrême aigu (c), ponctués par quelques mouvements descendants / ascendants sur cordes étouffées (a) joués en enflés (crescendi). | |
47 | 1 :33 | A1.4 | Codetta : sur pédale grave du violoncelle : restes de traits rapides et hyperaigus (croisements de a et c) aux trois autres instruments. Fin sur un son-souffle (càd : archet sur chevalet). | |
61 | 2 :10 | B1 surtout pp | Succession de 6 (ou 7) accords « clusterisants » (notes rapprochées les unes des autres) microtonaux dans l’aigu des 4 instruments, longuement tenus, séparés par des silences ou des sons-souffles | |
82 | 3 :50 | A2 surtout ff | Développement extrêmement morcelé alternant rapidement les matières a, b et c de A. | |
101 | 4 :34 | B2 vers ppp | Étagements microtonaux de quelques sons longuement tenus, retournant au son-souffle ou à ppp | |
120 | 5 :59 | C | Masse de sons sur cordes étouffées, statiques cette fois (croisement de a et b), pp, peu à peu remplacés par des sons-grainsasynchrones et culminant par un crescendo de ces derniers à fff | |
130 | 6 :26 | D (enflés) | Nuage plus clairsemé de ces croisements ab, où s’immiscent des sons harmoniques purs qui les remplacent peu à peu, et qui descendent de plus en plus vers une partie du cluster médium grave de A1.2, tenu longuement. | |
158 | 9 :00 | D2 | Coda : sur tenue du précédent, trois courtes phrases en diaphonie au violoncelle avec retour (conclusif) du cluster médium grave de A1.2 complet. |
Au terme de cette analyse, Asyndètes m’apparaît comme très clairement « téléologique » (orientée vers sa fin). En effet, il est particulièrement frappant, et significatif, qu’elle se termine par ces trois fragments « mélodiques » exposés en diaphonie par le violoncelle solo, en rythme moderato très égal. Avec ceci en tête, la forme de la pièce peut alors être comprise comme un processus graduel de clarification de la perception des hauteurs, avec comme conclusion les esquisses d’un « discours ».
Les parties A et B appuient leur opposition de matières par celle de leur intensité principale : ff pour les A, pp pour les B. Dans les parties A s’entrechoquent deux types de matières, soient les mouvements aléatoires des masses de sons joués sur cordes étouffées (a) et de rugueux accords en quasi-clusters jouées sur deux cordes ouvertes (b), alors que, par contraste, les parties B s’arrêtent sur de longues tenues d’accords microtonaux, en harmoniques naturelles.
En raffinant davantage l’écoute de la partie A, on entendra dans A1.1 le remplacement progressif des masses de sons a par les accords b, ce qui me semble l’illustration d’une dialectique, d’un combat, abouti dans A1.2, entre quasi-bruits (les sons sur cordes étouffées oblitèrent la perception de hauteurs nettes) et sons à hauteurs plus définies (fussent-ils extrêmement rugueux de par leur concaténation en un cluster microtonal). Ce combat au profit des seconds est accentué par la synchronisation croissante des b dans A1.1 (signe d’une affirmation), alors que les a restent surtout désordonnés et dispersés sur le plan rythmique et mélodique. Si les sections A1.1.2 et A1.3 inversent temporairement la tendance, la brusque arrivée de la pédale grave du violoncelle (A1.4) scelle l’issue de cette première ronde. Les aigus planants, statiques, du B qui suit, concrétisent l’opposition à un niveau formel supérieur. Ces accords de notes « pures » (d’autant plus que ce sont des harmoniques naturelles), sont d’ailleurs, par leur composition attentive et leur durées étalées, bien différents des sons aigus indéfinis et aléatoirement entrechoqués de A1.3 (matière c), différences que leurs intensités opposées corroborent.
Dans cette perspective, les développements (A2, C, D1), mélanges et morcèlements des matières principales, ne semblent là que pour épuiser ces matières. Le « cluster » microtonal (b), rugueux à souhait dans les nuances ff de A1.2, se retrouvera complètement désénergisé à la fin de D1, au terme de la longue descente des sons harmoniques. Le développement de A2 cède déjà trop de place aux « notes » par rapport aux sons plus indéterminés pour ne pas pointer également vers la conclusion de D1, et le C sera trop bref pour que les seconds vainquent les premières. Tout est donc prêt pour qu’à la toute fin de D, sur le cluster « épuisé », l’esquisse d’un « discours » puisse naître au violoncelle (celui-là même qui s’était imposé à la fin de A1…).
De ce que je viens d’écrire, Émilie, tu pourras inférer – avec raison – que j’assimile la métaphore du « discours » à un comportement mélodique presque traditionnel, assez conjoint et se déroulant à une vitesse moyenne (proche du « débit » de la parole. Avec le solo final du violoncelle, on est en effet bien loin des cris, des feulements « primitifs » entassés en désordre et juxtaposés en à-coups dans les parties précédentes. Ici, on peut se concentrer sur la syntaxe plus subtile des intervalles, que les quelques « syllabes détachées » des parties B avaient laissé désirer…
Je pourrais sans doute raffiner encore plus le commentaire pour illustrer la pertinence de mes métaphores, si tant est qu’il le faille… Comprends bien que tout ce qui précède ne veut pas dire que je n’aime pas les cris et feulements, et que je ne me sens heureux que lorsqu’enfin apparaît « l’esquisse d’un discours ». Non. La forme dramaturgique de tout cela est finement composée et j’admire ta maîtrise de ton art. C’est plutôt le « message » de la pièce, sa fin, qui me donne à penser. Il y a, dans cette fin, une nostalgie du langage, une envie de repartir le langage de zéro, un espoir désespéré que le langage puisse peut-être nous sauver de ces affrontements… Ai-je tort ?
Mais passons aux deux autres pièces : ton Sempre pour piano solo, et le Twonings de Alvin Lucier.
Minimalisme – Dire beaucoup avec peu ?
J’ai été frappé par leur minimalisme commun, sur les plans de la forme et du matériau. De ta pièce, je dois fonctionner avec le souvenir que m’a laissé son insterprétation lors du concert de la dédicataire, Pam Reimer. Dans ma mémoire est demeurée une opposition radicale, une alternance, répétée (une fois ? deux fois ?), entre des asynchronismes divers longuement martelés, fff,dans l’extrême aigu du clavier d’une part, et la répétition très lente (mp) d’une note isolée au centre du clavier d’autre part. Les martèlements étaient toujours articulées sur les mêmes notes clusterisantes et selon deux périodicités différentes (X attaques à la main gauche pendant Y attaques à la main droite), constituant ainsi des cycles où les variables me semblaient changer après chaque point de rencontre. On en arrivait, à la longue, à oublier le statisme de ces notes au profit du son / bruit produit par les marteaux sur les cordes, particulièrement audible dans ce registre extrême, et réverbéré dans la pédale sostenuto. [L’effet est proche de celui entendu dans la pièce Schattentanz, extraite de la suite Ein Kinderspiel (1980) de Helmut Lachenmann.] Le radicalisme de cette pièce n’était pas sans me rappeler certains de tes travaux d’étudiante, où le systématisme technique était assumé et poétiquement désiré.
De son côté, Lucier égraine une suite (une « mélodie ») de notes très lentement (une note aux 5 à 7 secondes), principalement émises dans le médium aigu et attaquées simultanément par le piano et le violoncelle. Or, le violoncelle ne joue que des sons harmoniques (sur une scordatura microtonale ?), de telle sorte que les notes jouées par les deux instruments diffèreront souvent d’intonation, et ce, à des degrés variables. Petites brillances, battements plus ou moins rapides, qui, oui, évoquent celles de mon Couple au repos (http://www.michelgonneville.net/articles-oeuvres/couple-au-repos/). Sauf que…
Contrairement à Asyndètes, les deux pièces sont entièrement dans le domaine des « notes » (sons à hauteurs précisément définies) mais, par leur minimalisme, elles en radicalisent la syntaxe.
Dans Sempre, il y a deux pôles : a) ces répétitions asymétriques d’un seul « mot », crié, sans répit, impitoyablement ; et b) cette note centrale isolée, trèslentement répétée. Certains oiseaux (le viréo de Philadelphie, le pouillot véloce) répètent inlassablement les mêmes syllabes dans l’extrême aigu, au point où l’on se demande quand ils respirent. Ton « oiseau » (a) est quant à lui viscéralement en colère(on le comprend, au vu du monde dans lequel il doit vivre…), et son « silence » subit (b), c’est la respiration dont nous avons besoin, assourdis et abasourdis, pour nous demander : « mais quel est donc ce prophète dément et quel est donc son message ? »…
Lucier, quant à lui, nous propose l’une de ces pièces que je qualifie de « neutres ». À la suite de Cage, Feldman et d’autres, il neutralise (ou aplanit) en effet complètement certains aspects de la syntaxe musicale (mono-intensité tout du long, égalité quasi-complète du rythme) et nous demande ainsi de laisser tomber certaines des attentes formelles liées à la variation de ces paramètres (variations dramatiques des tensions, climax, etc.), pour nous concentrer entièrement sur certaines caractéristiques micro-auditives des notes : battements, scintillements. Il s’agit d’entrer « dans le son » de chaque mot, plutôt que d’essayer de déchiffrer un « message » discursif que leur succession pourrait constituer. Il s’agit, plus profondément, de laisser tomber le désir, les attentes, qui selon Cage et le zen auquel il adhère, sont la cause de nos malheurs. (En fait, j’ai décelé quelques « sections » dans ce minimalisme, et même certaines reprises, voire, certaines rétrogradations ! Purs jeux formels, qui demanderaient alors que nous ralentissions considérablement notre appréhension du continuum musical… ?).
Ces deux pièces représentent pour moi un « radicalisme » de l’anti-discours. N’empêche que, malgré – ou, en fait : à cause de – ce radicalisme, Sempre et Twonings nous « disent quelque chose ». Que ce soit le cri désespéré et sans pitié de « l’oiseau prophète », ou la mise à l’écart du Moi verbeux pour entrer dans le Soi du Son, il s’agit bien de se méfier du langage et de ses formules toutes faites. Langage qui, malgré toute son utilité, n’arrive pas à com-prendre l’entièreté du Réel…
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Autant Asyndètes que Sempre me semblent donc se méfier du discours, et tendre vers une expression décapante. J’ai parlé du goût et j’y reviens : qu’est-ce qui te motive pour créer de pareilles contestations ? Quelles filiations exemplaires te sont à cet égard devenues une seconde nature ?
On est, il me semble, assez loin de Couple au repos… qui apparaîtra bien sage avec ses mélodies et ses accords souvent consonants, avec ses conduites formelles bien caractérisées dont des éléments autobiographiques ont contribué à l’élaboration. Mais quelles métaphores – quelles évocations – te viennent à l’esprit, toi, en écoutant, en jouant cette pièce ? Je suis curieux…
Au plaisir de te lire !
Michel
PS du 11 janvier 2020 : l’Australie brûle toujours… Mais 300 000 Haïtiens délogés par le séisme de 2010 vivent dans Canaan, une ville nouvelle, sans payer de loyer pour une maison dont ils deviennent les propriétaires après 10 ans d’occupation… Espoir !
PS du 25 mars 2020 : le tiers du monde est en confinement ! Dans la foulée, et parmi de nombreuses autres manifestations artistiques, le concert monographique d’Émilie Girard-Charest est annulé… En souhaitant le report de l’événement, l’expérience intime, « virtuelle », chez soi, de sa pensée musicale, entre deux marches de santé, est toujours possible et recommandable. Espoir !
Crédit de la photo à la une : © Denis-Carl Robidoux, 2012