MG : Pourrais-tu nous présenter brièvement cette nouvelle œuvre qui sera jouée à Montréal par Quasar ? Quel en était le projet ? Quelles idées as-tu été intéressée à développer dans cette pièce ? Et aussi : pourrais-tu en expliquer le titre, Bestiaire ?
ÉGC : En quelque sorte, le projet est né de la pièce et non l’inverse. Nous avons fait, en octobre, une série d’ateliers d’exploration et c’est à partir de ce que nous y avons trouvé que j’ai pensé la pièce et que le projet s’est dessiné petit à petit.
J’ai voulu aborder l’écriture pour saxophone comme je le fait pour mon propre instrument, le violoncelle, c’est-à-dire en partant de l’instrument, de l’objet lui-même, ainsi que du geste, plutôt que du répertoire de cet instrument. Ainsi, de fil en aiguille, nous nous sommes retrouvés, le quatuor et moi, à démembrer l’instrument afin de voir comment tel ou tel morceau, pris séparément, pouvait sonner, et c’est à partir des sons ainsi trouvés que j’ai écrit la pièce.
Le titre, Bestiaire, est arrivé pendant les premières répétitions, en solfiant certains passages pour illustrer les effets qui, immanquablement, ressemblaient à des bruits d’animaux.
MG : À la consultation de la partition et à l’audition d’une précédente version de Bestiaire, je remarque en effet une utilisation presque exclusive de techniques de jeu dites « spéciales » ou « étendues » mais qui sont aujourd’hui monnaie courante chez plusieurs compositeurs de musique contemporaine. Malgré que ta pratique d’improvisatrice et d’interprète te mette fréquemment en contact avec ces techniques, tes œuvres, du moins celles que j’ai pu entendre lors de tes études au Conservatoire ou depuis la fin de ces études, n’y faisaient presque pas appel, ne les intégraient en tout cas pas comme un élément constitutif de l’écriture. Ta démarche me semblait jusqu’à maintenant s’articuler autour des axes suivants : utilisation d’une microtonalité proche de celle de Scelsi, inclusion de l’improvisation organisée, théâtralisation de la performance, œuvres dédiées à ton instrument personnel (le violoncelle), œuvres vocales comprenant une appropriation d’écritures poétiques. Est-ce que Bestiaire ouvre une nouvelle direction dans ta démarche d’écriture ?
ÉGC : Nouvelle, oui et non. Comme tu le mentionnes dans ta question, je fréquente assidûment les différents modes de jeu, des plus traditionnels aux plus incongrus, en tant qu’improvisatrice et en tant qu’interprète. Or, il est vrai que, jusqu’à maintenant, je m’étais très peu penchée sur cet aspect en tant que compositrice.
Ceci dit, plutôt que d’ouvrir une nouvelle direction, je dirais que Bestiaire m’a permis de faire le pont entre les différentes facettes de ma pratique. Les différents matériaux présents dans la pièce ont été développés et modelés lors des ateliers que nous avons faits avec Quasar en octobre dernier. Ce n’était pas un a priori que j’avais d’utiliser presque exclusivement des modes de jeu étendus, mais il s’est avéré que, de tous les sons auxquels nous avons touché pendant cette période de travail, ceux qui m’interpellaient le plus, qui me semblaient les plus riches, étaient ceux qui étaient les plus bruités et les plus atypiques.
L’improvisation a tenu une grande place pendant ces séances d’exploration, ce qui m’a permis de bien comprendre le fonctionnement de chacun de ces “effets” afin de les faire vivre d’une façon qui soit cohérente avec leur nature propre. Or, dans la partition, tout est écrit. Contrairement à certaines pièces antérieures dans lesquelles j’ai intégré des sections improvisées ou des contraintes de jeu, dans Bestiaire, le chemin s’est fait à l’envers: le matériau musical a été généré à partir d’improvisations et a ensuite été structuré et fixé. L’improvisation était le point de départ et non un moment de l’œuvre.
MG : Une fois la décision prise de te concentrer sur ce matériau, comment s’est passé la composition, la « mise en œuvre » de ce matériau : choix de textures, mise en forme (succession) de celles-ci, etc. ? Quels problèmes particuliers te posait cette mise en forme ? Une orientation particulière s’est-elle imposée à ton esprit ? Est-ce que des considérations esthétiques ou de sémantique musicale (d’évocation, d’analogie) ont surgi et influencé tes décisions ?
ÉGC : J’ai écrit la pièce de façon assez intuitive, en laissant le matériau me guider et la forme se déployer d’elle-même. Au cours de la semaine d’ateliers, j’ai observé que certaines sonorités et types de comportements revenaient systématiquement et s’imposaient d’eux-mêmes. J’ai donc pris pour point de départ des retranscriptions d’improvisations basées sur ces éléments et à partir desquelles j’ai développé l’ensemble de la pièce.
Certains modes de jeu, tout particulièrement ceux qui font appel à seulement une partie de l’instrument (bec, anche, bocal, etc.), limitent grandement les possibilités en terme, notamment, de hauteurs, ce qui circonscrit d’emblée le terrain de jeu, induisant ainsi des comportements spécifiques dans l’écriture.
Partition de Bestiaire, page 13 © Émilie Girard-Charest
MG : Je nourris depuis un certain temps l’hypothèse que, chez plusieurs jeunes compositeurs de « musique contemporaine », il y a un retour à certaines caractéristiques de langage du modernisme des années 50 à 70 (utilisation plus fréquente des techniques de jeu alternatives, bruitisme, improvisation, performance et théâtralisation de la musique, notation graphique, sérialisme, dissonance, disjonction, etc.), caractéristiques qui auraient été relativisées, voire écartées par le courant postmoderniste qui a pris beaucoup de place durant les années 1980 à 2000. Est-ce que cette hypothèse te semble avoir du sens ? Comme si, selon une manifestation d’un phénomène de « génétique historico-culturelle » qui me semble récurrent, une génération avait l’envie, le besoin, l’impulsion impatiente de « sauter » par-dessus la génération qui lui est la plus proche dans le temps pour s’inspirer de celle directement précédente, dont l’exemple serait alors jugé plus pertinent ? Si une telle hypothèse avait une part de vérité, comment alors éviter l’impression d’une réinvention de la roue ?…
ÉGC : Je pense que nous portons inévitablement en nous le bagage que nous transmet la génération de compositeurs qui nous ont précédés, de par le contact direct que nous avons eu avec eux, souvent en tant qu’élèves, mais aussi en tant qu’auditeurs, notamment au moment où nous avons découvert la musique contemporaine et que nous avons décidé d’en faire notre langage, puisque c’est cette génération qui était active sur la scène à ce moment. Il est donc inévitable que, d’une façon ou d’une autre, ceux-ci aient eu un impact sur nous. Que l’on décèle leur influence à l’écoute ou que nous en rejetions l’héritage, d’une façon ou d’une autre, leur musique transparaîtra à travers la nôtre.
Or, le même phénomène s’est nécessairement effectué entre la génération qui nous a précédés et celle qui venait avant elle. En nous exposant à sa musique, la génération qui nous précède nous transmet donc en même temps celle de ces prédécesseurs. À mon sens, il s’agit d’un continuum où le point de focus change selon les périodes plutôt que d’une succession de ruptures. L’opposition que tu dépeins entre modernisme et post-modernisme m’apparaît plutôt comme un changement de point de vue. Tous les paramètres que tu nommes sont présents à la fois dans les musiques des modernes et des post-modernes, mais c’est l’importance que, selon les époques, on souhaite accorder à chacun de ces paramètres qui varie. Même dans une écriture axée sur les modes de jeu, les hauteurs existent (qu’elles soient notées sur la partition ou non); même dans une pensée très harmonique, le timbre existe. Ce n’est pas parce qu’on ne nomme/note pas quelque chose que ça existe moins.
Parce que, en fait, réinventer la roue, c’est un peu ce que tous les musiciens ont fait depuis la nuit des temps, et c’est la beauté de la chose. À partir du moment où on prend conscience de l’émission du son, tout est dit. Le reste, c’est le regard que l’on pose dessus.
MG : À partir de cette dernière réponse, je ne peux m’empêcher de revenir sur le titre de ta pièce, Bestiaire, et de faire un lien avec les évocations très « naturalistes » que le matériau a pu faire surgir dans ton esprit pendant la composition, autant qu’il le pourra le faire dans l’esprit de l’auditeur à l’écoute de l’œuvre. Il me semble inévitable qu’un matériau plus « brut », plus « bruitiste », s’associe à une dimension plus primitive, plus « première » de l’expression, proche du cri et du corps, alors que le domaine des « notes » (sur lequel l’histoire de la création musicale s’est concentrée principalement et qu’elle a poussé très loin dans le sens du raffinement) serait le lieu d’une activité plus purement cérébrale, plus « spirituelle » (« L’esprit, c’est un cerveau qui pense » pour paraphraser André Comte-Sponville), proche du mot et de la parole. Tes compositions précédentes autant que ta pratique d’improvisatrice me semblent osciller entre ces deux pôles, chercher à se les approprier et à les concilier progressivement. Qu’en penses-tu ? En tout cas, le contraste entre ton concerto pour violoncelle (tout en microtonalité magnifiquement contrôlée) et Bestiaire est frappant !
ÈGC : La ménagerie qui habite Bestiaire me semble évoquer davantage la sensibilité d’un groupe d’animaux en peluches ou des muppets qu’elle n’est l’expression d’une animalité viscérale. Je l’entends comme une pièce plus ludique que primitive (bien que l’un n’empêche pas l’autre) dans laquelle les cris sont plutôt ceux de singes qui jouent que l’expression d’une douleur ou encore d’une reconnexion avec une animalité enfouie.
Je vois très bien où tu situes cette opposition entre la plupart de mes pièces écrites et ma démarche d’improvisatrice. Au cours des dernières années, dans mon travail de compositrice, le monde des hauteurs et de l’harmonie ont tenu une place importante tandis que mon travail en improvisation a été principalement guidé par le geste et le timbre. Depuis récemment, j’essaie de faire le pont entre ces deux aspects de ma pratique, ce qui a donné lieu, notamment, à des pièces comme Bestiaire. D’écrire le timbre me permet de prendre une distance par rapport au matériau que je peux avoir plus difficilement quand je suis en train d’émettre le son, ce qui m’amène à explorer d’autre voies que celles où m’ont menée les pièces précédentes.
Ceci dit, cette opposition que tu présentes entre “bruit-primitif” et “note-raffinement” me semble être un peu grossière et il est difficile de faire entrer la plupart des musiques entièrement dans l’une ou l’autre de ces catégories. Il peut y avoir, à mon sens, au moins autant d’intellect, de lyrisme et de raffinement dans des musiques construites à partir de matériaux bruts que d’élan animal dans des musiques pensées en termes de notes. Ce n’est, encore une fois, qu’une question de perspective, de point de vue.
MG : Pour terminer cet échange, tournons-nous vers la suite des choses… Quels sont les projets qui vont t’occuper, ou auxquels tu aimerais te consacrer, comme artiste et compositrice, dans un proche et plus lointain futur ?
ÉGC : En ce qui a trait à la composition, le prochain projet consiste en l’écriture d’une pièce pour un ensemble de tarkas (une flûte de bois traditionnelle de la région des Andes) dirigé par mon ami et collègue Jorge Diego Vazquez et qui sera créée à Salta, en Argentine, en septembre prochain.
Dans l’immédiat, j’ai envie de prendre le temps d’écouter plus de musique et de lire davantage. D’émettre moins et d’absorber plus et plus en profondeur. L’été s’annonce introspectif.
(Crédit de photo à la Une : © Dom Garcia)