Au théâtre, Hamlet s’ouvre sur l’apparition d’un spectre. Tel que l’écrit Shakespeare dans sa pièce, à la relève des gardes par une sombre nuit d’hiver, le fantôme du roi défunt se manifeste et les soldats effrayés crient « qui va là ? ». C’était donc fort opportun de débuter le concert Hommage collectif III à Gilles Tremblay de l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+), de l’Ensemble Paramirabo et de Magnitude6 par cette Ouverture Hamlet composée par le regretté Silvio Palmieri. Et durant le reste de la soirée, la musique de deux compositeurs d’envergure, qui nous ont récemment quittés, allait justement reprendre vie.
Il faut d’abord saluer l’initiative de l’ECM+ et de ses partenaires qui, pour la troisième année consécutive, présentent un concert hommage à Gilles Tremblay. L’intention ici est de donner une chance à cette musique de s’incarner et de devenir un incontournable. Comme on le sait trop bien, les œuvres souffrent d’un manque de pérennité et trop souvent, elles passent de la création aux tablettes… L’enfilade des programmations, la prévalence des premières mondiales rendent difficiles les reprises. Or, un musicien qui joue la musique de Bach depuis l’enfance saura mieux comment s’y prendre que pour un compositeur dont il expérimente le langage pour la première fois. Interprètes et public y gagnent ! Surtout que le concert était précédé d’une chaleureuse discussion, animée par Marc Hyland. Dans ce tour de table, le metteur en scène Marc Béland, la pianiste Louise Bessette, la chef Véronique Lacroix et Chantal Lambert, directrice de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Montréal, ont échangé sur la musique et l’héritage de Silvio Palmieri ainsi que sur leurs souvenirs respectifs.
Devant une salle comble, le concert s’est donc ouvert avec la création d’une œuvre posthume d’abord prévue pour le théâtre, mais qui s’accordait spécialement bien aux circonstances. Cette Ouverture Hamlet, composée par Palmieri pour une mise en scène de Marc Béland au Théâtre du Nouveau Monde, n’avait jamais été entendue telle quelle, avec des véritables musiciens sur scène. Les cuivres de Magnitude6, avec Olivier Maranda à la caisse-claire, sont venus en faire une exécution retentissante. Faites d’appels et d’échos consonants, cette pièce aux airs martiaux ira en se complexifiant, avec une montée de tension qui débouchera sur une finale tout en questions irrésolues.
Suivra Envol pour flûte solo, interprétée par l’éclatant Jeffrey Stonehouse. Ce qui frappe d’emblée avec cette pièce pourtant composée en 1984, est son étonnante modernité. Elle n’a effectivement pas pris la moindre ride ! Bien au contraire, les techniques de jeux alternatifs, l’usage des harmoniques, le déroulement serré et efficace de l’œuvre dénote une maîtrise exceptionnelle de l’écriture solo pour cet instrument, mais également un goût du risque largement récompensé. L’exécution de Stonehouse remplissait la salle de concert du Conservatoire, des plus délicates nuances aux vigoureuses explosions sonores. Faite d’une alternance de souffles et de passages langoureux, la pièce progressait en sinuosités jusqu’à « l’envol » final.
Versetti, pour soprano, clarinette et piano, était le morceau central de la partie du concert consacrée à Palmieri. Sorte d’oratorio en un acte, Versetti présente d’abord un aspect solennel, presque contemplatif. Il s’agit bien du texte du Veni Creator Spiritus après tout, mais livré d’une façon plus opératique, plus près de la sensibilité du compositeur. Chaque interprète complétera sa performance par quelques coups de gongs et de tam-tam, ceux-ci ajoutant profondeur et gravité à une musique qui se déploie souvent dans le registre aigu. Le piano ici fait exception et se déploiera avec de plus en plus de dominance. Daniel Añez y plaquera des accords graves, des harmonies rappelant distinctement Messiaen et certains arpèges à la manière de Scriabine. Alternant entre les dialogues d’Ellen Wieser (soprano) et de Victor Alibert (clarinette) et leurs récitatifs respectifs, de longues cadenza apparaîtront au piano, jusqu’au furieux solo final qui va clore la pièce.
Présentée pour une deuxième année de suite par les mêmes interprètes aguerris (Laurence Latreille-Gagné au cor et Olivier Maranda au tam-tam), Le Signe du lion a mis fin à la première partie du concert avec un véritable tour de force. Sorte d’incantation autour d’un immense tam-tam, l’œuvre a été interprétée sans la moindre partition. Il faut admettre que cet investissement entier et sans filet des musiciens ajoute grandement à l’aspect performatif de la pièce. Libres de leurs mouvements, complètement absorbés par leur jeu, c’est comme s’ils interrogeaient l’au-delà à travers la grande plaque de métal qu’ils frappent, touchent et frottent avec toute sorte de baguettes, y soufflant même avec le pavillon du cor. Le tam-tam répond en résonnances abyssales et c’est un dialogue qui s’instaure où l’écho et les vraies notes se confondent. Sur papier, la proposition artistique pourrait sembler un peu austère, mais il n’en est rien. La partition, complètement sublimée et incarnée par les musiciens, devient l’occasion d’un rituel parfaitement cohérent et théâtral.
Dans le même élan que la première partie, la seconde s’ouvre avec un appel de cuivres, soit la Sortie Hamlet de Palmieri. Cette musique servira de prélude à Envoi de Gilles Tremblay, pièce maîtresse du concert, avec quinze musiciens et Louise Bessette au piano, le tout sous la direction inspirée de Véronique Lacroix. Originalement créée en 1982, Envoi est une œuvre qui se déploie très progressivement, dans une logique kaléidoscopique qui tire son impulsion originelle d’un geste généreux et virtuose du piano. Dans les premières minutes, après que les autres musiciens se manifestent en résonnance de « l’envoi » initial, on pourrait croire que la pièce va évoluer et se développer à partir de là. Or, la progression bifurquera continuellement vers de nombreux solos, principalement à la clarinette, à la flûte et au cor. Alterneront avec ceux-ci de nombreux points d’orgue, véritables leçons d’orchestration, paradoxalement denses et lumineux. Le propos sous-jacent me semble tourner autour de la question de la communication et de la temporalité. En effet, entre leurs déclamations individuelles et leurs participations aux moments chorals, les instruments se parlent-ils ? Parfois un thème est repris, parfois la résonnance de groupe ressemble au solo précédent, mais souvent non, et la nouvelle musique qui se dévoile est inédite, bien que curieusement familière. Par sa longueur et l’absence d’une trajectoire évidente, Envoi entraîne une écoute plus méditative où l’on se perd, un peu vertigineux, dans sa temporalité suspendue. Pour le dire simplement, c’est comme si l’on ne sait jamais si et quand ce qui est envoyé sera reçu. L’alternance imprévisible du même et du nouveau, peut-être comme l’existence elle-même, nous force à reconsidérer les trames narratives simples où les rôles sont bien campés et les destins se dénouent. Ce n’est pas le cas ici, et c’est peut-être la marque d’une grande œuvre de transcender sa nature sonore pour devenir l’objet d’une réflexion plus universelle.
À force de fréquenter des œuvres toujours neuves, on en oublie la vigueur passée et les succès antérieurs de notre milieu musical. Gilles Tremblay a formé une génération entière de compositeurs, a contribué comme peu d’autres à l’élaboration d’une scène de musique nouvelle à une époque et à un endroit du monde où rien de cela n’existait. Silvio Palmieri était d’ailleurs un de ces élèves et c’est tout à l’honneur de Tremblay d’avoir fait s’épanouir des langages musicaux si différents du sien. On en souhaite d’autres de ces concerts composites qui ne jettent pas un regard nostalgique sur des œuvres du passé, mais veulent plutôt leur rendre leur vivacité première.
Benoît Côté
écrivain et compositeur
28 janvier 2020
Montréal