En l’espace de quelques jours à peine, le milieu montréalais de la musique contemporaine a connu un début de saison foudroyant, placé sous le signe de la création. Trois œuvres « nouvelles » ont particulièrement retenu mon attention, et méritent, à mon avis, qu’on s’y intéresse de plus près.
NEM – Concert de la rentrée
Salle Marguerite-Bourgeoys du Collège Regina Assumpta
23 septembre 2016
Bruce Mather : In Memoriam Pierre Béluse (2016)
D’entrée de jeu, j’espère qu’on me pardonnera de ne faire plus que de mentionner la création de l’œuvre de Malcolm Goldstein, that which goes on – que j’ai fort appréciée, cela étant dit, notamment en raison de la richesse de la trame harmonique confiée à l’orchestre –, puisque c’est tout particulièrement au concerto de Bruce Mather que je souhaite m’attarder.[1]
En introduction du concert, Normand Forget, nouvellement nommé Directeur artistique du NEM, rappelait que Bruce Mather avait été le premier compositeur à qui le NEM avait passé commande, en 1989 (Travaux de nuit, créés à New York le 24 juin 1990 par l’Ensemble et le baryton Michel Ducharme). Peut-être verra-t-on donc quelque chose de symbolique dans le fait qu’on passe une deuxième fois commande à M. Mather précisément à l’occasion de ce changement que traverse l’ensemble.
In Memoriam Pierre Béluse est un concerto pour piano en seizièmes de ton et orchestre en quarts de ton, à la mémoire du réputé percussionniste et ami de M. Mather. On retrouve dans cette œuvre de nombreux traits caractéristiques du style du compositeur. D’une part, l’écriture micro-tonale – « ultrachromatique », comme l’aurait nommée Ivan Wyschnegradsky (1893-1979), magnifique compositeur de qui Mather a repris certaines approches micro-intervalliques – ne peut évidemment être passée sous silence. Si les habitués des concerts microtonaux de Mather (chaque année, au Conservatoire, à la fin janvier) connaissent bien son piano en seizièmes de ton, tiré de la série des pianos metamorphoseadores du compositeur et facteur mexicain Julián Carillo, ils auront sans doute été davantage frappés par la division de l’orchestre en deux groupes accordés à distance d’un quart de ton, selon la manière des pianos complémentaires.[2] Le travail sur les timbres individuels et d’ensemble confirme les qualités d’orchestrateur de Mather, et les couleurs qui s’en dégagent ne manquent pas d’évoquer cette musique française avec laquelle il nourrit quelque affinité.
D’autre part, la forme de l’œuvre est claire. D’un côté, chaque section est délimitée par l’intervention d’une percussion seule (Béluse était percussionniste…) qui rompt la trame musicale, comme une minute de silence, un instant de recueillement. D’un autre côté, les épisodes du piano solo sont caractérisés, lors de chacun des passages, par des motifs contrastants : ici, des traits rapides qui, devenant glissandi tant les intervalles sont fins, renouvellent à l’audition l’idée que l’on se fait généralement de la sonorité des passages virtuoses; là, des arpèges brisés qui ondoient presque insensiblement à la surface du clavier aux infimes nuances et nous entraînent dans un univers sonore aux accents oniriques. Mather au piano et Lorraine Vaillancourt à la tête du NEM, tous les musiciens ont donné de cette œuvre une création qui m’a semblé juste, lui insufflant avec exactitude ce caractère polychrome et un peu méditatif qui fait la griffe de Bruce Mather. À n’en point douter, ce concerto est à l’image de son auteur : il goûte davantage les échanges attentifs que les conversations chaotiques où s’emmêlent des paroles inutiles.
SMCQ – Concert Broadway Boogie-Woogie
Salle Pierre-Mercure
20 septembre 2016
Pierre Mercure : Tétrachromie (1963)
Le concert d’ouverture de la saison de la SMCQ réservait au public de l’ensemble la « création » d’une œuvre d’importance. Ainsi que le précisait le programme, Tétrachromie de Pierre Mercure est l’une des toutes premières œuvres mixtes[3] québécoises – sinon canadiennes – aux côtés de Nucléogame (1955) de Serge Garant ; paradoxalement, cette pièce, la plus ancienne au programme, était aussi définitivement la plus avant-gardiste de la soirée. De fait, Mercure compte parmi les premiers compositeurs au pays à avoir fait usage des instruments électroniques, bien disposé qu’il était à le faire à titre de réalisateur à Radio-Canada. Il avait aussi poursuivi une formation dans ce domaine en différents moments, se rendant à Paris en 1957-1958 pour parfaire ses connaissances auprès du Groupe de recherche musicale (GRM), et à Darmstadt, en 1962, où il suivit fort probablement les cours de Hermann Heiß (1897-1966), pionnier allemand de la musique électronique.
Tétrachromie est le deuxième volet d’un important triptyque d’œuvres composées par Mercure, entamé avec Psaume pour abri (1962-1963) et complété par Lignes et points (1965), l’un de ses opus les plus connus. Aussi ces trois œuvres présentent-elles plusieurs points communs. À l’audition, on remarque aisément qu’elles partagent une même approche « mélodique », laquelle engendre de longues lignes horizontales à partir de séries pouvant exposer jusqu’à vingt-quatre sons et n’excluant pas certaines polarisations passagères. Ceci dit, c’est principalement l’objectif poursuivi par Mercure à travers ces trois pièces qui les unit, soit de tenter la synthèse des médiums électroniques et acoustiques. Car même si Lignes et points est écrite pour orchestre, sans parties électroniques ou électroacoustiques, de nombreuses sections de l’œuvre reproduisent clairement des techniques relevant de ce médium.
La forme globale de Tétrachromie dessine, sur le plan textural, une courbe en arche qui évolue d’abord depuis le dilaté vers le dense et l’effervescent, pour ensuite inverser la tendance en s’approchant de la fin, à la manière de ces palindromes si typiquement affectionnés par plusieurs compositeurs de la génération de Mercure, et particulièrement audibles chez ce dernier. Le travail sur le timbre qu’il effectue – on admire souvent chez lui, comme chez Mather, son talent d’orchestrateur – vise ici à fondre les timbres des instruments acoustiques disposés sur scène avec les timbres provenant de la bande électronique.
Bien que rarement discuté, un aspect de la musique électroacoustique de Pierre Mercure me semble devoir faire l’objet d’une plus grande attention. Créant des distances et des profondeurs au sein desquelles vont s’insérer les instruments « réels », il anticipe le principe des environnements sonores spatialisés qui gagneront en importance à peu près au cours des mêmes années. La reconstitution de la bande par Mario Gauthier est une bénédiction en ce sens que, en plus de rescaper l’œuvre dont aucune exécution intégrale n’était plus possible, elle permet désormais de jeter un regard nouveau sur le travail de création du compositeur.
Et ici, je me dois de formuler une critique à l’égard de la décision d’amplifier les instruments acoustiques pour l’entièreté des œuvres présentées au cours de ce concert, alors que plusieurs n’ont pas été conçues à cet effet. J’ai personnellement trouvé cette idée dérangeante, et je sais mon avis partagé par d’autres spectateurs. Dans le cas de Tétrachromie, en plus de reporter tous les instruments sur un même plan sonore et d’ainsi comprimer la perspective qui aurait émanée naturellement de la disposition des seuls instrumentistes sur scène et de leurs nuances d’interprétation, l’amplification a aussi grandement nui à la balance entre les musiciens et la bande, anéantissant par moment presque complètement le travail de profondeur réalisé par le compositeur. À certains instants, on en perdait même la bande (et je ne parle pas ici des passages où la bande se tait) ! Souhaitons donc avoir l’occasion de réentendre cette œuvre majeure – et que je sais très belle – dans de meilleures conditions d’équilibre sonore, afin de pouvoir en goûter toutes les subtilités et les richesses.
ESI – Concert Traces dans l’espaces
Espace Aline-Letendre, Église du Gesù
1er octobre 2016
Julien-Robert, André Hamel, Alain Lalonde et Alain Dauphinais : Traces dans l’espace (2016)
Enfin, plus brièvement, je souhaitais rendre compte de la création de Traces dans l’espace, dernière en date des créations collectives réalisées par les compositeurs d’Espaces sonores illimités et par leur collaborateur Julien-Robert. Il faut le souligner d’entrée de jeu : le travail des musiciens de Magnitude6 a été remarquable, comme toujours ! Disposé autour du public, l’ensemble a su baigner ses auditeurs dans ce délire de sons dont les échos étaient magnifiés par l’architecture acoustique de l’église du Gesù. Cette grande œuvre commune, composée de quatre parties enchaînées – chacune écrite de la main d’un compositeur différent – réussit le pari de conserver l’attention de l’auditeur pendant une heure au moyen d’une instrumentation uniforme, soutenue seulement par un traitement numérique en temps réel. Le résultat était tout simplement planant, les transitions entre les parties étant aussi assez subtiles, et l’identité de chaque auteur n’étant peut-être trahie que par les textures variées ou quelques motifs contrastants. Seul le passage de la main d’Alain Lalonde, dont la signification était explicitée par sa note de programme – rappelant le « dévastateur et meurtrier attentat de Nice » – trouvait un écho direct dans un fragment du Dies Irae de la messe des morts confié au tuba.
Expérience sensorielle que ce concert, donc, qui ne manquait d’ailleurs pas de rappeler la création, par le même ensemble, de la pièce Andromède ou la beauté enchaînée (2015) d’André Hamel. Il y a décidément de ces alliages qui sont synonymes de succès !
Paul Bazin
= = = = =
[1] Le lecteur pourra aussi consulter le postlude préparé par mon collègue Michel Gonneville au sujet de ces deux pièces.
[2] Le principe des pianos complémentaires a été adopté par différents compositeurs pour faciliter la réalisation pratique des œuvres microtonales. Deux pianos de facture traditionnelle sont accordés à distance d’un quart de ton l’un de l’autre et permettent, lorsque joués simultanément, de faire entendre l’ensemble des vingt-quatre degrés quart-de-tonal. On peut procéder ainsi pour toute forme d’ultrachromatisme (par exemple, trois pianos accordés à distance d’un tiers de ton permettront de faire entendre la totalité des sixièmes de ton dans l’ambitus audible ou mécaniquement reproduisible par l’instrument.
[3] C’est-à-dire : combinant des sources sonores instrumentales et électroacoustiques.