Conférence prononcée le jeudi 12 novembre 2020, dans le cadre de la Journée d’étude « Vivre de la création musicale : les défis de la stabilité et de la reconnaissance dans le métier de compositrice et de compositeur » organisée par l’Université du Québec à Montréal (UQAM), l’OICRM-UQAM et le Centre de musique canadienne (CMC, section Québec). Symon Henry y était alors invité·e à réagir à l’énoncé des résultats d’une étude statistique réalisée par Danick Trottier (musicologue) et Alexandre Falardeau (sociologue)[i]. À l’invitation de Michel Gonneville, présent à la journée d’étude, le verbatim de Symon Henry est ici rendu public, tel quel, afin de susciter réflexions et remises en question.
Bonsoir à toutes et à tous,
Merci énormément, Danick et Alexandre, pour cette invitation à prendre la parole devant vous, et merci à vos partenaires qui ont rendu ce moment d’échange possible. Je commencerais mon intervention en nommant à quel point je sens depuis longtemps une grande nécessité de remise en question, dans notre milieu, et ces chiffres et cette démarche offrent un bon point de départ pour lancer des chantiers de réflexion que d’autres avant moi et moi-même appelons de nos vœux depuis des années, voire des décennies si je me fie aux discussions que j’ai eues en privé ou en public suite à la publication de textes que j’ai écrits à ce sujet par le passé. Je ne vous cacherai pas que depuis mes premiers pas dans le milieu, les questions centrales qui ont semblé accaparer l’espace de parole et de réflexion ont très souvent été lourdes de préoccupations. Pendant mes études, on se demandait : « quel est le problème de la musique contemporaine ? » ou encore « pourquoi le public n’est-il pas intéressé à ce que nous faisons ? ». Ou les questions récurrentes suivantes : « pourquoi les médias ne s’intéressent-ils pas à notre travail ? Pourquoi les rares critiques en musique classique ont-ils un préjugé aussi négatif envers les musiques que nous défendons ? »
Je pense que certaines des pistes de réponses peuvent se dessiner dans les résultats de votre étude. Vos chiffres ne m’ont que très peu surpris·e, ils ont plutôt conforté de vieilles intuitions que je porte depuis longtemps. La plus forte est aussi, peut-être, la plus évidente : j’ai souvent l’impression que si le public ne s’intéresse pas à ce que nous faisons, si les médias n’aiment pas notre travail, si nous manquons nous-mêmes de foi envers nos musiques — pour reprendre un terme présent dans votre étude — c’est peut-être parce que nous n’avons pas les moyens collectifs d’atteindre une réelle professionnalisation, ou une réelle transcendance, de notre médium. Et ces moyens manquants sont pluriels. Financiers, d’abord et avant tout. Institutionnels, ensuite. Et, finalement culturels. Ce sont de ces trois aspects que j’aimerais parler aujourd’hui.
Mais je commencerais pas prendre un pas de recul afin de situer mon intervention en vous précisant à partir de quelle posture je vous parle. Je suis égypto-québécois·se, je suis né·e et j’ai grandi à Montréal dans des quartiers particulièrement multiculturels. Je suis une personne non-binaire, une identité de genre minoritaire appartenant à la grande famille des identités trans. Ma famille a un héritage culturel essentiellement populaire — égyptien et québécois — mais j’ai eu accès à une éducation privilégiée qui m’a mené·e à des études à l’UQAM, au Conservatoire, ainsi qu’à la Sorbonne à Paris et à la Musikhochschule Stuttgart, en Allemagne.
Professionnellement, je suis essentiellement pigiste et je navigue entre 3 milieux depuis 12 ans, soient celui des musiques contemporaines ou de création, le milieu de la poésie et celui des arts visuels. J’ai publié des livres, des articles, des disques, présenté des expositions de mes œuvres, vu ma musique interprétée par de magnifiques solistes et ensembles d’ici et d’ailleurs et je produis ou coproduis, année après année, de nombreux évènements transdisciplinaires. Mon carnet de commandes est plein pour les deux prochaines années et inclue une pièce de 50 minutes pour 6 solistes et orchestres, un opéra ainsi qu’une pièce de 30 minutes pour 3 solistes et orchestre de chambre.
Mon revenu total net en 2019, après 12 ans de carrière et tel qu’apparaissant sur la ligne 23 600 de ma déclaration d’impôts fédérale, est de 15 659 $. Ce même gouvernement fédéral considère que le seuil de pauvreté, pour une personne habitant à Montréal, est à 18 424 $.
Ce revenu, selon les statistiques de votre étude, me classe dans la même catégorie que 46,8 % de mes collègues. Près de la moitié des compositeur·rices interrogé·es.
Je ne crois pas que ce soit un abus de langage ou d’interprétation de vos statistiques que de dire que le manque de moyens financiers nuit gravement à la professionnalisation de notre milieu, à sa qualité, sa pertinence et sa transcendance.
Et, comme le montre aussi votre étude, ma situation est similaire à celle de mes collègues et est le résultat d’un montage financier beaucoup trop complexe par rapport à sa valeur monétaire. Mes 15 659 $ de 2019 comprennent des revenus de subvention — tous mes projets actuels ont obtenu des bourses de l’un ou l’autre des conseils des arts —, des ventes d’œuvres, des cachets d’écriture d’articles, des cachets de conférences ou de classes de maîtres, ainsi que des revenus provenant d’un emploi à temps partiel en communications. Mes 15 659 $ de 2019 correspondent à un horaire d’environ 60 h de travail par semaine incluant la rédaction de demandes de subventions, le démarchage auprès d’ensembles ou de solistes, la création et la gestion d’ensembles et d’opportunités, la gestion budgétaire, la médiation culturelle, la gestion de réseaux sociaux et, finalement, la création. Sur 60 h de travail par semaines, environ 12 sont rémunérées.
Je ne nomme pas ces chiffres pour attirer la pitié ou autre sentiment du genre. La création, c’est ma vie, et je me compte immensément chanceux·se d’avoir la santé physique et mentale nécessaire pour que ma carrière se tienne quand même. Mais imaginez ce que mes collègues et moi-même pourrions accomplir en nous consacrant juste un peu plus à l’essentiel de notre tâche ? Ou même si nous pouvions vraiment et pleinement nous y consacrer à temps plein avec des conditions financières minimalement décentes ?
Vient ensuite la question de nos institutions d’enseignement et de diffusion. J’aimerais tout d’abord saluer les individus formidables qui œuvrent au sein de ces institutions et qui ont créé, par leurs efforts soutenus, des opportunités incroyables pour nous, pour moi. Je ne les nommerai pas ici afin de ne pas les embarquer malgré eux et elles dans un jeu comparatif avec les aspects plus problématiques de nos institutions, mais je les salue bien bas et les remercie du fond du cœur.
Nos institutions sont, à l’exception notable des organismes en musique actuelle, fondées sur la valorisation d’un parcours linéaire et capacitiste très précis. Ce parcours, qui est aussi le mien, semble d’ailleurs, selon vos chiffres, être celui emprunté par une large portion de mes collègues. Læ compositeur·rice étudie un instrument classique ou un instrumentarium électronique, puis la composition – idéalement jusqu’à la maîtrise ou le doctorat, participe à des stages de perfectionnement et se fait jouer par des ensembles lors d’ateliers semi-professionnels, pour enfin migrer progressivement vers un carnet de commandes varié, local – canadien – international, menant à une professionnalisation et une indépendance financière.
Or cette voie royale, si elle peut bien sûr mener à quelques très rares carrières épanouies basées essentiellement sur la création — 3-4, peut-être, dans tout le Québec — mène surtout à la multiplication de carrières en éternel mode de « compositeur·rice émergent·e ». La raison en est toute simple : notre milieu ne mise pas à 100 % sur nous, sur nos propres idées, sur nos moteurs créatifs. En effet, contrairement aux autres milieux dont je fais partie, ce n’est pas l’aujourd’hui, le vivant, qui est valorisé. C’est plutôt une obsession pour le maintien du canon classique qui est présenté comme « l’essentiel » de notre forme d’art. C’est aussi la survalorisation — que je n’hésiterais pas à qualifier de colonisée — des répertoires venant de deux cultures spécifiques, soit les cultures françaises et austro-germaniques. Je ne mâcherai pas mes mots : l’Orchestre symphonique de Montréal ou de Québec, l’Opéra de Montréal, le Festival d’opéra de Québec, les Violons du Roy et autres ensembles musicaux les plus financés au Québec devraient consacrer, dans leurs programmations, une part au moins aussi importante aux compositeur·rices d’ici qu’à Rameau ou Beethoven. Sinon, ils n’ont strictement aucune pertinence culturelle à moyen terme. Vous imaginez un instant si le TNM considérait Michel Tremblay ou Claude Gauvreau au même titre que l’OSM déconsidère Gilles Tremblay ou Micheline Coulombe St-Marcoux ? Si le cinéma Beaubien consacrait l’essentiel de sa programmation à re-présenter, année après année, du Charlie Chaplin mur à mur ? Si les maisons d’édition ne donnaient à lire, comme plumes québécoises, que des avant-propos rédigés par Maude Veilleux ou Joséphine Bacon à la 160e réédition des œuvres complètes de Rilke ? Pensez-vous qu’elles recueilleraient les hommages dithyrambiques auquels elles ont droit en ce moment ?
Nos opportunités, donc, dans les grandes institutions, sont de courts faire-valoir aux accents d’insignifiance et, lorsque par chance de réelles opportunités d’envergure se présentent, avec de réels moyens financiers, nous sommes coincé·es par des thématiques ou des programmes particulièrement restrictifs. Quelle magnifique opportunité que cet appel d’œuvre réalisé par l’Orchestre métropolitain durant la pandémie ! Mais écrire en écho à Beethoven, en 2020, pendant une pandémie mondiale, pendant que nous vivons le désastre écologique actuel, le phénomène Trump, la dématérialisation de nos vies… Beethoven, sérieusement, comme thématique imposée ?
Donnez-nous la place et encouragez nos ambitions, dans vos institutions d’enseignement ou de diffusion, d’être des Brigitte Haentjens, des Wajdi Mouawad ou des Anaïs Barbeau-Lavalette et nous le serons, je vous le jure ! Mais continuez à nous imposer d’écrire des œuvres de 10-15 minutes sur des thématiques généralistes qui ne viennent pas de nous, et, oui, le déclin important de notre milieu, démontré entre autres par les statistiques de votre étude, ce déclin continuera de manière exponentielle.
En terminant, j’aimerais vous toucher quelques mots sur le manque de moyens culturels. En effet, la statistique suivante de votre étude a tristement confirmé une autre vieille intuition. 51 % des répondant·es ont répondu « non » ou « ne sait pas » à la question « L’identité culturelle constitue-t-elle un enjeu important dans l’exercice du métier de compositeur·rice ? » Cette réponse majoritaire me troublerait profondément si elle n’était tristement prévisible. Nos institutions d’enseignement nous instruisent qu’il existe une musique universelle, une musique de référence, et cette musique — au singulier — nous est présentée comme étant la musique classique de tradition européenne. Du côté de la musique populaire, le même genre de pensée uniformisante existe : c’est la musique du couple États-Unis/Angleterre qui a préséance. Tout le reste ne serait qu’enrichissement au mieux, curiosités ou source d’emprunts exotisants au pire. Les institutions en musique de création, au Québec, ne sont pas en reste de ce côté. Il existe bien sûr des exceptions, mais ce ne sont généralement que ça — des exceptions. En littérature, en théâtre, en danse, de grands chantiers de réflexion ont été menés afin de travailler à la décolonisation et à la déconstruction des réflexes patriarcaux en arts. Mais en musique non. On se contente du minimum. Plus souvent qu’autrement, les directions artistiques sont à la remorque plutôt que d’être à l’avant-garde de ces réflexions. Et pourtant, nous sommes des artistes. Nous avons le devoir, afin de continuer à créer du sens, de prendre nos responsabilités artistiques. D’être à l’avant-poste des questionnements sur le racisme, le classisme et le sexisme dans nos milieux. Je ne dis pas ici qu’il faut que nos musiques deviennent des réquisitoires ou des pamphlets. Absolument pas. C’est à notre responsabilité individuelle que je fais appel. Nous devrions voir les statistiques de genre et d’identités culturelles présentées ici et en être outrées. Une large proportion de mes collègues, selon les données que vous nous avez présentées aujourd’hui, ont foi — à court ou moyen terme — en l’avenir du métier de compositeur·rice au Québec. Personnellement, je demeure agnostique face à cette question. Il est possible qu’un avenir existe pour notre art, mais, selon moi, il ne sera possible que si nous acceptons de nous remettre profondément, artistiquement et radicalement en question.
Merci pour votre écoute.
Symon Henry
(ille – they/them)
[i] Conférenciers : Danick Trottier (musicologue) et Alexandre Falardeau (sociologue)
Intervenant.e.s : Stacey Brown (compositrice), Symon Henry (compositeur·rice) et Claire Marchand (directrice CMC, section Québec)
Lieu : en ligne via la plateforme Zoom de l’UQAM – la séance sera enregistrée
Article consacré à l’événement : https://www.actualites.uqam.ca/2020/metier-compositeur-musical
L’événement a pour objectif de présenter les résultats du sondage s’étant tenu du mois de novembre 2019 au mois de février 2020 dans le contexte de la recherche réalisée par le musicologue Danick Trottier et portant sur les enjeux de la professionnalisation musicale dans l’exercice actuel du métier de compositrice et compositeur au Québec. Le sondage en ligne, rempli par 84 personnes du milieu, a permis de rassembler des données quantitatives par rapport à cinq axes de recherche : 1) profil socioéconomique; 2) sources de revenus; 3) nature du travail; 4) trajectoire personnelle; et 5) activité de création. La journée d’étude sera l’occasion pour Danick Trottier et son assistant de recherche Alexandre Falardeau de présenter les résultats les plus significatifs qui sortent du sondage s’étant déroulé sur la plateforme LimeSurvey – les commentaires rédigés par les différent.e.s participant.e.s en fonction des questions ont été écartés pour cette présentation de façon à mettre en relief les données quantitatives et les enjeux qu’elles font ressortir.
En outre, la conférence précisera le contexte scientifique à la base du projet de recherche tout en mettant en valeur les conclusions que l’on peut tirer du sondage, par exemple quant au profil socioéconomique des répondant.e.s et aux défis que posent des réalités comme celles liées aux contraires économiques du métier, à la précarité d’emploi, à la reconnaissance dans l’espace public, aux relations tendues avec les organismes subventionnaires ou simplement à l’incompréhension et aux préjugés auxquels se butent à l’occasion les compositrices et les compositeurs. Il est à noter que le sondage a pris place avant la crise sanitaire découlant de la COVID-19, tant et si bien que celle-ci ne sera évoquée qu’à la fin de la présentation pour éviter de passer sous silence une situation qui affecte à tous les niveaux les musiques de création. Enfin, les répondant.e.s ont eu accès à la présentation de Danick Trottier et Alexandre Falardeau de façon à intervenir sur l’un des sujets ou enjeux de leur choix de manière à nourrir la discussion et à l’ouvrir vers d’autres possibilités. De même, le public est invité à intervenir en toute fin de journée d’étude par des réactions, commentaires et questions.
Événement dans le cadre du projet de recherche : Vivre de la création musicale au Québec : enquête sociomusicologique sur la profession de compositrice et de compositeur(FRQ-SC, 2018-2021), sous la responsabilité de Danick Trottier