Mentionnons d’abord le contexte. C’est un soir d’automne, en pleine pandémie de Covid-19. Il fait déjà bien noir à 19h30. D’ordinaire, pour se rendre au centre-ville, le transport en commun s’imposerait. Mais sans doute y aura-t-il du stationnement à volonté. Comme de fait, les rues sont désertes. Il n’y a absolument personne au cœur de la cité, seulement des restaurants et des commerces fermés, des universités en hibernation, quelques ombres fugaces. On a l’impression de rentrer à la Salle Pierre-Mercure comme un voleur. Pourtant, la porte est débarrée et on est attendu dans le lobby. Une chaise avec la mention « invité » nous est assignée dans un grand amphithéâtre vide. Une salle où l’on serait près de mille.
Comment ne pas être influencé par cette ambiance si particulière ? Le concert qui débute prend nécessairement écho dans cette chambre de résonance vibrante d’incertitude. En plus, il s’agit de Génération2020 de l’ECM+, une tradition de plus de vingt-cinq ans. Quatre compositeurs(trices) de moins de trente-cinq ans et de partout au Canada. Leur sélection s’est faite il y a un an et en février 2020, ils ont été conviés à Montréal pour une série d’ateliers en vue de l’œuvre à soumettre pour le concert. Avec ces partitions neuves en main, l’ECM+ devait partir en tournée à travers tout le pays, cet automne. Mais les circonstances en ont voulu autrement… Qu’à cela ne tienne, Véronique Lacroix, chef d’orchestre et directrice artistique, a tenu à ce que ces pièces soient créées, et si ce n’était devant public, au moins devant la caméra. En effet, la prestation du concert Génération2020 captée le 20 octobre 2020 à Pierre-Mercure sera mise en ligne à l’automne 2020 à l’attention de son auditoire local qui n’a pu y assister. Et si tout va bien, elle sera suivie du concert prévu à Orford, le 29 octobre suivant, cette fois devant le public attendu d’une centaine de personnes, cette région étant encore épargnée par le deuxième confinement qui sévit ailleurs au Québec, comme dans le reste du Canada. Les concerts initialement prévus à Québec, Toronto, Kitchener-Waterloo, Ottawa et Vancouver sont, quant à eux, reportés au printemps 2021. C’est la réponse de cet ensemble à la pandémie : garder le plus de projets à flots, user de tous les moyens possibles pour que la musique de création se rende à son public.

Une fois donc ces écueils passés, et en tant qu’auditeur privilégié ayant accès à ce premier concert, je peux enfin plonger et entendre des musiciens en chair et en os. Les quatre pièces principales allaient d’ailleurs leur donner amplement matière à se mettre en valeur. C’est le dénominateur commun de toutes les œuvres créées : leur virtuosité, l’audace des techniques instrumentales qu’elles demandent aux interprètes. Pourtant, on ne sent jamais ceux-ci tendus et la musique se déploie avec une aisance remarquable. Mais dès la première pièce, Nimrod à tâtons du québécois Gabriel Dufour-Laperrière, la barre est dressée bien haute. Dans cette pièce mixte, avec une très légère présence électroacoustique, une sorte de rituel est en cours. Le piano et le vibraphone, en tandem, marquent les étapes et donnent forme à l’œuvre. En contraste, les autres instruments progressent à tâtons, comme le suggère le titre, avec des interventions mélodiques élastiques, très proche de la langue parlée. On se souviendra que Nimrod, personnage biblique, est un des instigateurs de la tour de Babel, condamné ensuite à parler une langue que personne ne peut comprendre… Et c’est ainsi que progresse la pièce : les instruments parlent entre eux, tombent momentanément en homophonie, comme s’ils s’entendaient un instant, puis se scindent à nouveau. Le tout culmine en un tutti proprement vertigineux dans lequel l’ensemble au complet exécute un même profil mélodique à la rythmique hachurée et précise.
Suivra Anaphora, du britanno-colombien Matthew Ricketts. En contraste avec les autres pièces, celle-ci met le discours harmonique au premier plan. En effet, là où les autres compositeurs font du timbre et des effets de groupe leurs outils de prédilection, Ricketts tente plutôt de se réapproprier d’une manière très originale des progressions harmoniques et mélodiques par moments impressionnistes. Comme le procédé poétique auquel la pièce doit son titre, Anaphora évolue dans un cycle de répétitions, comme un kaléidoscope fait de variations autour de pôles harmoniques récurrents. Les mélodies sont élégantes, idiomatiques et l’omniprésence des vents rappelle Stravinski et même le Ravel de Daphnis et Chloé, un Ravel qui aurait absorbé les développements orchestraux et spectraux des cent dernières années. Fait rare dans cette période de recherche timbrale en musique de création : Ricketts ose le lyrisme. Aussi, sa pièce suggère une succession de mouvements, une forme où les éléments se développent dans des contrastes de tempi et d’intensité. Son utilisation des flûtes est aussi remarquable : flûtes basses, flûtes altos dont les teintes sombres et granuleuses dominent la pièce. Il est à noter d’ailleurs que c’est une particularité instrumentale que l’ECM+ cherche à mettre en valeur. Où les autres orchestres de chambre de musique nouvelle utilisent deux clarinettes, l’ECM+ propose plutôt deux flûtes. Vu les antécédents du chef en tant que flûtiste, ce choix n’est certainement pas anodin et donne à l’ensemble un éclat unique.
Originaire de Terre-Neuve-et-Labrador, Bekah Simms présente ensuite sa pièce From Void. Peut-être la proposition la plus stimulante et intrigante sur le plan formel, From Void n’ose pas moins de nombreuses expériences à haut risque. Dans la périlleuse transition entre le bruit et le son, la pièce se cherche, se trouve un instant et se perd à nouveau. Avec un rigoureux et très maitrisé arsenal de techniques instrumentales étendues, chaque instrument traverse le même chemin de croix. Comme avec des yeux qui s’habituent graduellement à la noirceur, le profil d’un paysage, avec ses habitants et ses coutumes insolites, apparaît. Quelque chose émerge. On voudrait dire que tout tombe en place, mais c’est plutôt une danse des plus surprenantes qui jaillit dans le dernier tiers de la pièce. Ce qu’on croyait être un propos plus sombre s’avère finalement assez enjoué et rythmé, certainement décalé. C’est presqu’une boutade qui éclaire à rebours tout ce qui a été entendu jusque-là. Ces quelques mesures d’aboutissement offrent un ostinato composite qui figure parmi les instants les plus exaltants de tout le concert.
La portion Génération2020 du concert s’est terminée avec Grain, Vapor, Ray du britanno-colombien Stefan Maier. Certainement la pièce la plus plastique et audacieuse du concert, c’est à se demander si même une seule note y a été jouée directement. À cet égard, le concept même de « note musicale » semble superflu et désuet pour le compositeur. Le vocabulaire instrumental est entièrement inversé, fait plutôt de sons de clefs, de souffles sans ton dans les piccolos, de souffles sans anche dans la clarinette, de grattements sur les cordes du piano, de morceaux de styromousse agités dans un bol de vitre, de violons délaissant l’archet et usant plutôt des pales d’un mini-ventilateur portatif pour faire frétiller les cordes. Tous ces effets mis ensemble produisent des textures aussi riches qu’insondables. Un battement électroacoustique pratiquement subsonique et une tenue des plus aiguë à l’autre extrémité du spectre auditif font office de filet structurel à l’ensemble. Mais quel est-il, cet ensemble ? On y dénote quelque chose de la machine, quelque chose comme un lieu, une construction dominée de grondements, de bourdonnements ayant leur logique propre. Il faut saluer l’investissement des musiciens qui ont complètement incarné et saisi l’aspect performatif de cette musique.
En addition au programme de Génération, deux pièces plus courtes sont venues clore le concert. La pièce Duet de l’américain Steven R. Gerber, pour deux flûtes et percussion, dans un arrangement de Simon Grégorcic, était une réappropriation de la forme du prélude et fugue. L’ingéniosité de l’arrangement de Simon Grégorcic était de faire passer à trois instruments ce qui, à l’origine, avait été composé pour une clarinette seule. Il a donc fallu que l’arrangeur complète les cases laissées vacantes dans cette double fugue. En ressort un intéressant réinvestissement d’une forme ancienne portée par la fluidité des deux flûtes.
En toute fin de concert, L’heure joyeuse du jeune Jules Bastin-Fontaine pour piano solo est venue offrir quelques instants d’apesanteur et de grâce. Dans cette pièce qui a valu à son compositeur le tout nouveau Prix Génération ECM+ / Orford remporté cet été, on sent bien l’exploration candide et sincère d’une musique qui lâche prise, qui glane librement. Des trois citations dont la pièce est faite, celle de la Berceuse de Brahms est certainement la plus perceptible et à l’image de la douceur qui s’émane de ce morceau surprenant.

Avoir la chance d’entendre in vivo des musiciens pour la première fois depuis huit mois a été un privilège, surtout avec un ensemble aussi virtuose. Cependant, c’est très difficile de ne pas réfléchir à l’avenir de tels événements: vont-ils simplement reprendre « comme avant » après ce hiatus, ou est-ce que quelque chose aura changé pour toujours ? Les compositeurs de cette édition de Génération2020 ont écrit leur œuvre avant que l’année ne montre toutes ses griffes. Ainsi, leurs pièces paraissaient muettes par rapport à nos temps bousculés. Le caractère autoréférentiel et extrêmement focalisé de leurs recherches esthétiques produisait une impression de voyage dans le temps, à une époque de plus intense introspection individuelle que notre moment d’agitation collective ne semble l’allouer. Quoiqu’il arrive, ne serait-ce que grâce à ses efforts pratiquement héroïques pour mettre au monde et repenser les possibilités de ce concert, l’ECM+ semble très bien placé pour pratiquer les métamorphoses encore inédites qui nous attendent.
Benoît Côté
Écrivain et compositeur
29 octobre 2020
Montréal
Note : ce texte a été écrit suite à l’enregistrement du concert Génération2020 de l’ECM+ du 20 octobre 2020 présenté en vue d’une captation pour webdiffusion ultérieure. L’ordre des pièces a cependant été légèrement modifié par la suite, les deux premières pièces ayant été inversées. Le concert en ligne commence donc désormais avec Anaphora de Matthew Ricketts.
Crédit photo à la une : © Maxime Boisvert