Les interprètes de Vivier, Murail, Arcuri, Saariaho, Di Castri et Ackerman sont magnifiques dans leur travail et dans ses résultats. Masqués tous les quatre, ils font vite oublier ce détail covidien. On sent que la musique contemporaine leur est vraiment contemporaine. Moderne comme ont su l’être jadis Beethoven et Bach, mais une musique bien de leur temps. Et les œuvres choisies sont belles, éclairées par les commentaires simples, directs, chaleureux, de la fondatrice et cheffe d’orchestre Véronique Lacroix, qui a choisi les musiciens, leur a proposé les œuvres jouées, a dirigé leur travail. Ce concert eut lieu le 20 avril 2021 et sera disponible en ligne jusqu’au 4 mai 2021 à 19h30[1].
La violoniste Marianne Di Tomaso est une musicienne accomplie, sûre de ses moyens, et mettant une sonorité mature au service d’une musicalité et d’une virtuosité à toute épreuve. L’ondiste Aurore Dallamaggiore a cette particularité rare de s’être mise aux ondes musicales de Maurice Martenot à l’âge de huit ans, et de ne pas avoir abandonné en grandissant. Elle aussi a développé une musicalité sûre, raffinée, et une technique à la hauteur. Se sont joints à elles le percussionniste Alexandre Nantel et la pianiste Gabrielle Picard, qui sont, eux aussi, arrivés à un niveau enviable dans la pratique du métier de musicien. Leurs présences épisodiques dans ce concert n’ont fait qu’en confirmer la haute teneure.
Le concert commença avec Soliloques 1 (1991) de Serge Arcuri. D’entrée, j’ai parlé de Bach. Estelle Lemire[2]m’apprend que Arcuri s’est inspiré, pour cette œuvre, de la Partita no 2 de J.S. Bach. Et cette œuvre mérite bien la mention de « inspirée ». Marianne Di Tomaso y suit les contours d’émotions comme d’un journal intime. Belle maîtrise des doubles cordes, puis gamme ascendante. Et à nouveau doubles cordes. Son plein dans les nuances très fines alternant avec les très affirmatives. Plein dans les doubles-cordes qui abondent. Des arpégés. Un monologue solitaire. Moments méditatifs. Virtuosité dans l’enchaînement de nuances extrêmes, dans les harmonies arpégées. Tout est joué par cœur, comme ce sera le cas pour les autres œuvres pour violon solo.
Puis, de Zosha Di Castri, Patina (2016). Dialogue entre matériaux musicaux. Harmonies en doubles-cordes. Jeu varié, sons murmurés, élans en doubles-cordes, concentration de la violoniste dans les suraigus. Arpégés ppp, alternant avec des élans furieux fff. Jeux d’harmonique à nouveau dans le suraigu. Ici aussi, des moments méditatifs. Encore une belle œuvre.
Enfin c’est le tour de l’ondiste Aurore Dallamaggiore. Elle joue, de Tristan Murail, La Conquête de l’Antarctique(1982). Contraste entre les graves et les aigus. Glissandi trillée à la Richard Boucher. Suraigus à peine audibles. Tristan fait ressortir les mille facettes de l’onde, que rend bien Aurore. Utilisation, vers la fin, du timbre 8 (octaviant), très effectif. En alternance, l’utilisation du diffuseur métallique en battements de notes très rapides, donnant l’illusion de polyphonie, avec répétition obsessionnelle de notes graves ff. À travers tout cela, des sons en micro-intervalles. Murail souhaitait avec cette œuvre déprogrammer l’onde des tendances à la musique sirupeuse, qu’il avait en détestation. C’est réussi ! Et l’interprétation d’Aurore lui rend justice.
Retour de Marianne avec la musique de Serge Arcuri et ses Soliloques 2 (1994) et 3 (2017), ce dernier étant donné en création. Richesse incroyable du 2 proposée au violon et merveilleusement assumée par la violoniste. Œuvre d’une grande maturité. Violoniste à la virtuosité époustouflante. Le 3 est plus lent, plus calme. Plus mélodique, du moins au début. Ensuite ce sont les arpèges virtuoses, incluant ici et là des doubles-cordes. Mais le style mélodique revient, pour terminer cette œuvre, qui met bien en valeur le violon.[3]
Marianne enchaînera avec Nocturne de Kaija Saarariaho. Encore une pièce où toutes les possibilités du violon sont exploitées, jeux d’harmoniques suggestifs d’une lumière de lune ou d’étoiles, notes tenues et pauses comme des questions, doubles-cordes, avec cris de joie ou d’angoisse, de rares notes par cordes pincées, se termine sur une tenue qui rappelle le début. Très belle œuvre.
La partie musique de chambre du concert s’ouvre ensuite avec Proliférations (1968-1969) de Claude Vivier, pour ondes, piano et percussion. C’est la première œuvre de Claude ayant été présentée au public. J’en sais quelque chose car le directeur des Jeunesses Musicales du Canada, Gilles Lefebvre m’avait (amicalement mais vivement) reproché de jeter trop tôt en pâture au public un compositeur qui lui paraissait trop jeune pour cela. Mais mai 68 n’était pas loin, et l’explosion omniprésente dans cette œuvre avec des retombées calmes et apaisantes ont probablement fait que l’œuvre a bien passé. Nous l’avons enregistrée pour Radio-Canada,[4] et tout récemment, Véronique Lacroix, dans son cours de musique d’ensemble, au Conservatoire de Montréal, l’a proposée aux trois artistes qu’elle a ensuite invités pour ce concert Violondes. Réentendre cette œuvre jouée par ces jeunes, plus d’un demi-siècle plus tard, a été pour moi une grande surprise. Ils ont rendu toutes les nuances de révolte, de joie de vivre, de la vie comme jeu, de moments méditatifs, voire de silences, avec un sens de l’unité dans la variété la plus juste, la plus éblouissante. Chapeau bas au travail des deux musiciens venus se joindre à Aurore, qui contribuèrent, avec elle, à nous donner l’impression d’un groupe de musique de chambre formé depuis longtemps. Et, contredisant une crainte qui m’était venue que cette œuvre ait un peu vieilli, je me suis laissé convaincre, 50 ans plus tard, que Proliférations n’a pas pris une ride.
Alternant avec des passages entièrement écrits, d’autres sont improvisés sur des notes proposées par le compositeur. Œuvre explosive, avec jeux d’enfants. Claude a « profité de sa jeunesse pour déborder du cadre » dixit Véronique Lacroix. Des explosions sonores, des retenues, moments de silences sonores, une concentration extrême. Tantôt le piano, tantôt l’onde, tantôt la percussion explosent, ou tous ensemble. On se tait, puis… Improvisation soudaine des trois musiciens aux triangles : un vrai silence sonore. Des moments d’ensemble rythmique. Des sons flottent dans l’air. Elles et il jouent masqués. Moments soli de résonances. Toujours, après les explosions sonores, un style profondément méditatif. Il y a bien sûr une structure, mais elle n’est là que pour être bousculée. Des moments de charme. Nous l’avions créée – Louis-Philippe Pelletier au piano, Serge Laflamme à la percussion, et moi aux ondes – peu de temps après les événements de mai 68, et cela aussi nous inspirait une totale sympathie pour la joyeuse « révolte » de Claude, qui était plutôt embrassement de la vie, sa vie de compositeur qui commençait.
Mais pour les interprètes de Violondes, pas besoin de mai 68. Une toute petite réserve, pour le passage de la musique à la parole, à la toute fin de l’œuvre. Il est, je crois, en lui-même réussi, mais les sons de voix bénéficieraient peut-être d’une microphonie spécifique qu’on mettrait en marche à la dernière minute, de manière à ce qu’elles sonnent moins lointaines. Si ma mémoire est bonne, c’était, dans l’idée de Claude, le moment de l’œuvre où la communication entre les trois musiciens devenait effective. D’ailleurs nous n’avions pas fait mieux, Serge, Louis-Philippe et moi, du moins sur l’enregistrement de Radio-Canada. Lors d’une exécution publique, il m’avait semblé que nous sonnions alors comme trois ivrognes sortant d’une taverne en parlant très fort tous en même temps. Évidemment, pour la communication véritable, on repassera, c’est le moment de l’œuvre encore à trouver ! !
Le Vol nuptial de Geneviève Ackerman est la dernière œuvre entendue à ce concert. Conçue pour ondes, violon et grosse caisse, elle demande un grand raffinement aux interprètes, qui sonorisent un vol de multiples bourdons et d’une reine abeille, jusqu’à l’union avec la reine du seul bourdon ayant volé jusqu’au bout avec elle, union suivie de la mort du bourdon. Il me fut, hélas, difficile de suivre le suspense allant de l’envol des bourdons avec l’abeille jusqu’à sa conclusion à la fois sublime et fatale, pour cause d’une transmission inégale de la part d’internet. Je me suis aussi demandé si mon appareil était cause de ce que les quadruples p étaient par moments inaudibles, ou si ça n’était pas dû à une exagération de la part des interprètes. Je présume qu’entendues dans une salle, toutes les nuances demandées par la compositrice auraient mieux passé. Je ne mets donc ni la compositrice ni ses interprètes en cause dans cette incertitude où je suis.
Geneviève Ackerman est certainement une compositrice douée, inspirée, ce qu’ont quand même réussi à me faire percevoir Aurore, Marianne et Alexandre. Ce dernier fit vibrer sa grosse caisse de manière à nous faire entendre, très subtilement ici aussi, comme un lointain tonnerre un jour de canicule, ou de sourdes vibrations en frottant la membrane, le tout en réaction à ces êtres volants qu’incarnaient le violon et l’onde, par un rappel de la Terre-mère… !
Il m’est venu à l’esprit que ce concert ECM+Débuts pourrait faire l’objet d’un disque, ou le pourra en des temps plus favorables.
[1] https://lepointdevente.com/billets/violondes
[2] Serge Arcuri: territoires, article d’Estelle Lemire, paru dans la revue CIRCUIT de 2016.
[3] Et c’est avec plaisir que j’ai appris, par Estelle qui l’a créée en compagnie du pianiste Jean Marchand, l’existence d’une œuvre de Serge Arcuri pour ondes et piano, intitulée De la brunante (2018) exprimant là, encore plus que dans les soliloques, un esprit profondément méditatif.
[4]J’ai tenu à ajouter ces souvenirs car il m’a quelques fois semblé que des spécialistes de la musique de Vivier ignoraient que Proliférations fut sa première œuvre jouée en public.