Les plaisirs de la maturité
Ce vendredi 23 septembre avait lieu le concert de la rentrée du Nouvel Ensemble Moderne. Chassé temporairement de la salle Claude-Champagne par les travaux qui y ont cours, le NEM nous demandait de l’accompagner dans une salle excentrée et encore peu connue de Montréal : la Salle Marguerite-Bourgeois du Collège Regina Assumpta. Celle-ci devrait, assurément, être inscrite dans le réseau des meilleures salles de concert de la métropole. Autant du côté des auditeurs que de celui des artistes, les commentaires sont positifs : ampleur du lieu, qualité de l’acoustique, accueil et services techniques offerts (comprenant un piano Steinway 9 pieds).
Dans un format relativement classique (4 œuvres d’une quinzaine de minutes réparties de part et d’autre d’un court entracte), le NEM proposait deux créations de compositeurs québécois encadrées par deux œuvres de compositeurs étrangers : celles du Danois Pelle Gudmundsen-Holmgreen (1932-2016) et du Britannique Georges Benjamin (né en 1960). Le nouveau directeur artistique du NEM, Normand Forget, dans sa présentation de la saison 2016-2017 de l’ensemble, a voulu souligner le contraste entre le Forum 2016, qui rassemblera bientôt (du 2 au 25 novembre) huit jeunes compositeurs en début de carrière provenant de différentes parties du monde, et ce concert d’ouverture où dominaient les compositeurs d’âge mur. L’exception à ce contraste générationnel entre les deux concerts était le maintenant classique At first Light (déjà enregistré et souventes fois interprété par le NEM), composé en 1982 par un tout jeune Benjamin. Cette pièce, qui terminait le programme de vendredi avec une belle vigueur, mettait la table pour celle que l’on pourra attendre de la jeune génération internationale qui nous rendra bientôt visite.
C’est un geste des plus louables que de faire une commande à des compositeurs comme Bruce Mather, né en 1939, et Malcolm Goldstein, né en 1936. L’un et l’autre ont derrière eux une carrière impressionnante, mais ce n’est pas une raison pour les oublier. Car, depuis la maturité de leur style respectif, ils disent ce qu’ils ont à dire en allant directement à l’essentiel.
Bruce Mather poursuit depuis 1978 l’exploration de la microtonalité. Il organise à chaque année au Conservatoire de musique de Montréal des concerts de musique microtonale dont les programmes comportent des commandes à des compositeurs qui veulent bien se livrer avec lui à la prospection artistique de cette veine, et où est souvent mis à l’avant-plan le piano en seizièmes de ton qu’il a acheté grâce à l’argent du Prix Serge-Garant (dont il fut le récipiendaire en 2001). Dans le cadre de ces concerts, Mather a proposé de nombreuses études et pièces pour cet instrument singulier inventé par le compositeur mexicain Julian Carrillo dans la première moitié du XXe siècle. Mais jamais, avant cette commande du NEM, il ne l’avait eu l’occasion de le faire dialoguer avec un ensemble instrumental de cette dimension. Dans In memoriam Pierre Béluse – hommage au musicien (percussionniste), collègue pédagogue et ami du compositeur -, j’ai retrouvé avec plaisir ces harmonies aux couleurs si particulières (basées sur des échelles non-octaviantes sortant du tempérament en demi-tons égaux) qui caractérisent le langage de Mather. La forme s’articule ici principalement selon une alternance du piano en seizièmes de ton (joué par Mather lui-même lors de ce concert) et de l’ensemble, ce dernier étant divisé en deux moitiés, les instruments de l’une étant accordé un quart de ton plus bas que ceux de l’autre. Dans des sections bien délimitées, le piano propose des dessins mélodico-rythmiques bien typés, dont certains avaient déjà été développés par Mather dans le cadre des études précitées. Parmi les plus frappants de ces dessins, il y a ces arpèges brisés égrenant des accords (parfois « classés ») de 4 sons qui peu à peu se transforment par de minimes mouvements chromatiques et aboutissent à un nouvel accord. Selon leur structure, les accords d’aboutissement sont repris par l’une ou l’autre des deux moitiés de l’ensemble, puis bientôt par les deux moitiés, et servent comme points de départs pour de courts développements. Dans une section suivante, un autre dessin du piano, monodique celui-là, aura des échos parfois virtuoses du côté de l’ensemble (notamment à la flûte). Dans un geste hautement symbolique en relation avec le dédicataire posthume, chacune des sections est conclue par l’intervention minimaliste de la percussion, qui ne joue qu’à ces seuls moments, sans accompagnement, et à chaque fois sur un seul instrument (cymbale, caisse claire, grosse caisse). À l’instar des plus récentes œuvres de Mather, la pièce pour le NEM présente un caractère à la fois clair, par moments quasi-dépouillé, et séduisant, doucement chatoyant, avec une dominante introspective.
De son côté, Malcolm Goldstein a entrainé les musiciens du NEM dans une « improvisation structurée » où, là aussi, le compositeur – violoniste et improvisateur – était le soliste. Les « actions musicales » spécifiées par la partition des musiciens de l’ensemble résultaient en une texture harmonique relativement homogène sur toute la durée de l’œuvre, dans des nuances majoritairement douces, les cordes parfois se synchronisant, les vents parfois se taisant. Par moments, le caractère de la pièce me renvoyait vers le souvenir d’une version pour flûte et ensemble de l’œuvre Rioanji de John Cage, entendue il y a longtemps. Cependant, l’uniformité était beaucoup plus drastique là qu’ici. L’attitude de Goldstein ne semble pas aussi détachée que celle de ce compositeur avec lequel il a jadis beaucoup travaillé; il ne vise pas cette « neutralisation » des attentes de l’auditeur, objectif qui me semble se situer à la base de certaines des propositions cagiennes. Dans That which goes on, les interventions du soliste sont improvisées. À partir de moments de calme et d’immobilité, à partir d’un mélange de détente et de tension attentive, Malcolm Goldstein réagit spontanément aux subtils changements de couleurs produites par l’ensemble, selon le style violonistique très personnel et physique qu’on lui connait : interventions fragmentées, nerveuses, variant sans cesse les modes de jeu, en demi-teintes, murmures et frôlements. Exceptionnellement, ce jeu convulsif, presque spasmodique du violon, mais qui reste toujours doux et « intérieur », se répand, brièvement, comme un courant électrique, chez quelques membres de l’ensemble : brusques décharges de percussions acides et métalliques, déséquilibres du violoncelle ou de la contrebasse. Mais nous sommes très loin de contrastes extrêmes, car tout se résorbe bientôt. Au-delà de son apparente uniformité, il s’agit donc ici d’une musique qui modifie constamment notre rapport perceptuel entre premier et second plan, entre le soliste et le paysage qui l’entoure, une musique qui nous demande finalement la même attention et concentration, la même immersion que celle que vit le soliste.
Aux côtés de ces créations et de la reprise du Benjamin, et comme souvent lors de ses concerts, le NEM et sa directrice musicale Lorraine Vaillancourt nous conviaient à découvrir une œuvre d’un compositeur qui est probablement inconnu à une majorité d’auditeurs. En tout cas, il m’était inconnu. Le Body and Soul de Pelle Gudmundsen-Holmgreen, pour 5 musiciens, qui lançait le concert, était remarquablement fin dans sa façon de faire comprendre, rétrospectivement, la signification du tout le matériau de son premier mouvement, qui avait été présenté en séquences plus ou moins périodiques de réitérations variées. Car tout s’éclairait soudain lorsque surgissait enfin, en filigrane, une citation du La ci darem la mano du Don Giovanni de Mozart, dont ce matériau était maintenant l’accompagnement. Ce n’est pas la première fois que le NEM me donne de pareils plaisirs, tant par son choix de répertoire que par l’interprétation intelligente et sensible qu’en font ses musiciens en pleine possession de leurs moyens.
On souhaiterait, encore une fois, qu’un public mélomane plus nombreux, particulièrement de jeunes auditeurs, profitent d’une qualité comme celle qui a émané de ce concert tout entier.
Michel Gonneville
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On pourra consulter sur notre site les articles déjà consacrés à Bruce Mather et Malcolm Goldstein.