Dans l’histoire de Codes d’accès, société de concert qui souffle fièrement sur ses 30 chandelles cette saison, les soirées Tentacules avaient un je-ne-sais-quoi de mythique. C’est que la formule initialement élaborée par Louis Dufort avait marqué l’imaginaire des auditeurs avides de création musicale tous azimuts. Son retour, qu’on nous promet désormais bisannuel, ne pouvait qu’éveiller les attentes les plus élevées. Ce concert se voulait donc ouvert, «tentaculaire», libre et varié dans les choix esthétiques, et force est de constater qu’il l’était ! Retour sur cette soirée bigarrée.
D’entrée de jeu, Music You Can’t Strip to de William Payette ouvre la soirée sur de fausses pistes et fait déferler son univers rythmé sur des sentiers saugrenus. Cette œuvre de vidéomusique débute sur une impression de vidéo promotionnel touristique présentant des plans magnifiques de la ville avec un beat très urbain. Puis, de façon déroutante, le vidéo entre à pieds joints dans un délire visuel inénarrable, mais innocemment cocasse qui déroute autant qu’il amuse. Si le langage rythmique et harmonique paraît simple, voire commun, il réussit néanmoins, de par son insistance répétitive, à happer l’auditeur. Comme entrée en matière, le tout a son effet !
On connaît Sarah Albu comme étant une interprète qui se donne sans concession dans le théâtre musical et l’opéra contemporain. Son interprétation de Miss Donnithorne’s Maggot de Peter Maxwell Davies avait été un moment fort émouvant qui demeure encore vif chez ceux qui avaient assisté au spectacle il y a deux ans déjà. Elle proposa sur la scène de la Sala Rossa une création personnelle, teintée par son expérience théâtrale et musicale, au croisement de la performance (dans le sens où l’entend le monde des arts visuels) et de l’interprétation (au sens plus classique de l’expression musicale). Titrée Ovaries screaming for the homeland, l’œuvre présentait l’interprète affublée de deux haut-parleurs ronds situés sur son bas ventre – les «ovaires criants» -, se métamorphosant tranquillement, changeant de vêtement et de pose en suivant l’évolution sonore. J’ai surtout retenu l’aspect plastique de la performance, la composition corporelle et le soin apporté à la transformation de la performeuse dans le temps. Si cette proposition artistique me semblait globalement plus expérimentale, il faut reconnaître l’intensité d’interprétation qui caractérise toute présence scénique de cette artiste étonnante !
Les Paysages incertains de Ylang Ylang, création pour fieldrecording et laptop, ont offert un moment de grâce et d’enchantement. Une plage sonore simple, hypnotique, envoûtante, qui rappelle un peu les Imaginary Landscapes de Cage, et qui nous plongeait dans une rêverie fort agréable. L’apparition d’une section plus rythmée à la fin de l’œuvre et sa coupure abrupte avaient de quoi surprendre, peut-être de quoi déplaire pour certain, mais l’effet magique opérait admirablement.
Le duo Schoen/Vanderveken proposait la vidéomusique Pink Blood. Œuvre étrange à l’univers kitsch et quétaine, avec ses images 3D relativement brutes (on se croyait dans un jeu vidéo des années ’90), sa musique stéréotypée (avec ses envolées de harpe synthétique et le sirupeux des cordes synthétiques) et son univers regroupant dans un rhizome de canalisation divers instruments de musique et d’appareils électroménagers propulsant le fameux sang rose… J’étais désespérément en quête de sens face à cet objet intriguant. Aussi, je me suis rappelé le poème Hélène Monette qui, notamment dans son recueil Plaisirs et paysages kitsch, décrivait le kitsch comme était une forme d’attache au réel pour ceux qui n’ont pas l’absolu comme quête mystique. Peut-être ce vidéo s’ancrait-il dans une telle vision du monde…
La performance d’Acoustic Taxidermy : Chamber Ensemble ajoutait une part de ludisme. Usant d’une panoplie d’objets manipulés par divers circuits, James O’Callaghan dirigea de son laptop une véritable symphonie des petits sons du quotidien. Le côté «bidouillé» aurait pût demeuré très anecdotique, mais O’Callaghan a fait preuve d’un flair et d’un grand sens musical pour créer une œuvre contrôlée et cohérente, aussi amusante que touchante.
La prestation du quintette à vents Choros, dans l’Arabesque de Magnus Lindberg, offrait une belle vitrine à ce jeune ensemble prometteur. La virtuosité des musiciens était mise à rude épreuve dans cette œuvre de jeunesse de Lindberg qui porte déjà la signature caractéristique de ce grand compositeur nordique, et nos cinq musiciens ont dompté la bête avec aplomb et énergie.
Pour clore l’édition 2016 de Tentacules, le Duo Hazy Montagne Mystique / Vallée a présenté Depuis le regard croisé // Untitled, une performance vidéomusique impliquant des instruments analogiques et des projections issues de bobines 16 mm déformées en direct. Il y a quelque chose de profondément savoureux dans cette exploration d’un langage contemporain (ici plus proche de la technopop) avec des technologies du passé. Les deux créateurs ont expliqué dans une entrevue avant le concert qu’ils ne reniaient pas pour autant la technologie de pointe, mais que de se confronter à ces machines du passé amenait un lot de contraintes créatrices et incidemment une couleur quelque peu nostalgique. Le tout était plutôt habile, quoique la finale brusque avait un petit côté «je-m’en-foutiste» qui gâchait le ton général de l’exercice.
Au final : résurrection réussie et pari tenu. Tentacules revient en force sur la scène des nouvelles musiques, dévoilant la richesse hybride de la relève montréalaise aux oreilles les plus curieuses !