Vendredi 3 octobre dernier avait lieu au Café l’Artère à Montréal le lancement du Projet K, un collectif fondé il y a deux ans par le compositeur Symon Henry et réunissant autour d’un même désir d’expérimentations musicales aux frontières d’autres formes artistiques deux compositeurs, deux guitaristes et une comédienne issus (entre autres) du Conservatoire de Montréal et de l’UQÀM.
Concert – manifeste en quelque sorte, emblématique du souhait des protagonistes de faire (re) – découvrir au public les grands classiques de la musique expérimentale à côté de nouvelles œuvres, son programme consistait en une double performance de théâtre musical, avec en pièce de résistance rien de moins que la création montréalaise (et sans doute nord – américaine) du célèbre Acustica de Mauricio Kagel, dans sa version instrumentale.
En première partie figurait Intranquillités IIb – Viitasaari de Symon Henry, que le public avait déjà eu l’occasion de découvrir en ce même lieu au mois de mai dernier.
À l’occasion de ce dernier concert, le compositeur présentait le Projet K en ces termes au micro de Marie-Pierre Brasset pour l’émission Pulsar :
Il s’agit d’un ensemble fondé avec plusieurs amis (…) de manière très intuitive. On s’est mis ensemble pour faire de la musique qui ne portait plus vraiment le nom de musique mais qui n’était pas encore autre chose, dans toute cette zone grise qui a été développée par des compositeurs comme Mauricio Kagel (…) On est aussi dans des répertoires comme [ceux de] Peter Ablinger, Alvin Lucier,… Des pièces où le spectateur est invité à s’assoir dans une salle qui n’est pas nécessairement une salle de concert pour écouter de la musique qui n’est pas nécessairement de la musique par des musiciens qui ne sont pas nécessairement des musiciens.
Le choix du Café l’Artère s’impose donc comme une évidence. Laboratoire de créativité, alternative qui s’engage à stimuler la culture avec les artistes de la relève, ce lieu très propice au partage de l’expérimentation possède de nombreux points forts : équipement professionnel fixé au plafond, deux larges scènes aux potentialités multiples, espace convivial, ancrage dans le quartier, restauration alléchante, emplacement facile d’accès,… C’est d’ailleurs ici qu’avait été créé Intranquillités I au cours d’un concert organisé par le quatuor Katcor, commanditaire de la pièce.
Pour ce concert-avènement du Projet K, auquel le public est venu en nombre, Symon Henry avait réalisé une page d’introduction très instructive sur son site internet, expliquant le projet et les enjeux du programme de la soirée.
Intranquillités IIb de Symon Henry
Avec cinq concerts cette année et les créations de ses parties I, III et V, la série des Intranquillités est le projet le plus emblématique de la production récente de Symon Henry en tant que compositeur. Outre la référence à l’univers de Pessoa, mentionnée sur ce site en mai dernier, je retiens trois éléments qui me semblent caractériser ce work in progress :
– Il s’agit d’un cycle « post-études », exprimant le besoin de se libérer des contraintes liées à l’enseignement traditionnel de la composition, dont il se nourrit toujours par ailleurs;
– Le recours à la notation graphique a pour but de créer un rapport de collaboration directe avec l’interprète et permet de communiquer de manière plus claire à celui-ci un univers poétique extrêmement précis (une recherche d’efficacité en porte-à-faux avec l’idée boulézienne d’une régression par rapport à la notation traditionnelle);
– Le compositeur a voulu conserver les relations de hauteurs et d’intensités ainsi que la linéarité temporelle (lecture de gauche à droite) pour l’interprétation des partitions graphiques, ce qui les rapproche d’une partition traditionnelle et permet une « approche mixte » au cours de son élaboration (à la différence de la notation plus codifiée d’un Anestis Logothetis par exemple, découvert par Symon Henry lors de son séjour à Stuttgart et dont l’écriture graphique comporte des règles d’actions très précises et des trajectoires temporelles spécifiques).
Intranquillités IIb – Viitasaari, pour chariot, instrument à cordes pincées, percussions, et composition en temps direct occupe une place à part dans le cycle. Il s’agit d’une « performance d’extérieur » où l’interprète est littéralement transporté en chariot sur une partition géante écrite à la craie à même le sol au fur et à mesure de son exécution. Les symboles graphiques utilisés par le compositeur en temps direct sont liés à l’univers d’Intranquillités I. Cette action musicale trouve son origine dans un atelier suivi auprès de Peter Ablinger dans le cadre du festival Time of Music en Finlande, à l’issue duquel les participants avaient été invités à investir de leurs créations l’espace public de Viitasaari.
Dans la version du 3 octobre, qui eut lieu comme le 16 mai en haut des marches devant le café, deux interprètes se sont succédé sur le chariot (les cordes pincées étant remplacées par un tambour de basque et un mégaphone). De par la mise en espace choisie, il allait de soi que le public ne pourrait avoir qu’une perception limitée des événements, les symboles graphiques n’étant pas visibles dans leur intégralité du fait de la disposition des spectateurs en contrebas par rapport aux interprètes, et la traduction sonore de ceux-ci étant immergée dans le paysage sonore du moment (bruit des voitures principalement). Je comprends donc que ceci fait partie intégrante du happening, et que l’intérêt réside dans la démarche globale du projet qu’une lecture éventuelle de Pessoa, présent en esprit, pourrait faire mieux percevoir a posteriori. Il s’agit donc ici d’une invitation à autre chose, à un ailleurs, dans l’entre-deux de ce qui n’est ni une pièce, ni une installation d’après les mots de Symon Henry.
Cependant l’invitation à assister à cette performance en début de soirée comme à l’exécution d’un morceau plus traditionnel m’a semblé lui enlever une partie de son sens, lié à l’investissement de l’espace public prévu lors de sa conception. Peut-être Intranquillités IIb aurait-elle gagné à être présentée concomitamment à l’arrivée du public sur les lieux du concert ? De même, si j’ai apprécié le travail des interprètes et l’indéniable cohérence d’action de cette partie du cycle, j’ai pensé que le projet K n’avait peut-être pas encore exploité tout le potentiel de mise en scène intrinsèque à une telle performance.
Acustica dans sa version instrumentale
Oeuvre majeure du répertoire de la seconde moitié du XXè siècle (que j’avoue n’avoir encore jamais entendue avant l’annonce de cet événement), Acustica, pour sources sonores expérimentales et haut-parleurs (1968-70) – annoncée ici pour cinq musiciens expérimentaux – requiert une longue préparation de la part des interprètes. Ceux-ci doivent tout d’abord rassembler et/ou construire la quarantaine de producteurs de sons décrits précisément par Kagel et ensuite apprendre à s’en servir dans un contexte d’oeuvre ouverte et d’improvisation, selon les instructions du compositeur. La partition consiste en 127 fiches décrivant précisément la manière de produire les sons et devant être utilisées dans un ordre choisi librement. Chaque interprète choisit les objets et les fiches qui lui conviennent le mieux, selon ses aptitudes.
Quelques semaines avant le jour J, la page Facebook du Projet K permettait de suivre l’évolution des dernières étapes de cette préparation, et l’on pouvait y découvrir quelques-uns des producteurs sonores qui allaient nous être révélés le 3 octobre : ventilateurs, violon à piquets de bois, claquettes de pied (« scabellum-gougounes »), bâton à sonnettes de vélo, piano-jouet etc…
Le jour du concert, la disposition de l’espace était la suivante : deux interprètes sur la petite scène en face de l’entrée, et trois autres sur la grande scène le long du mur du fond (à 90 degrés de la petite scène et avec entre les deux un espace pour la console). Devant chaque musicien, des tables couvertes de producteurs sonores (disposés aussi au sol), les micros et amplificateurs. Un petit écran est attaché à la colonne située en face du bar à distance égale des deux scènes, avec un rétroprojecteur juste devant. Le public est rassemblé autour d’une quinzaine de tables et de chaises libres au milieu de l’espace jusqu’à son bord latéral faisant face à la grande scène.
La création montréalaise d’Acustica commença avec le contrepoint d’un ballon gonflable et d’une platine actionnée avec un scalpel prolongé d’une boîte à conserve, un très beau moment suivi bientôt par une décharge sonore bien contrôlée et aussi efficace que sur les versions enregistrées de cette composition. Les interventions se sont ensuite succédé avec l’entrée en scène des divers objets rassemblés : ventilateurs, peigne, rubans bâtons, bâton fixé sur une caisse de résonance, fenêtre, cloches et percussions diverses, voiture télécommandée, talkie-walkie, tubes et boîtes en tous genres, platines, cayons, etc……En plus de la voix et des percussions de joues, des lancés d’objets au sol, chaque musicien utilisait en outre son instrument de prédilection : de gauche à droite, Charles-Philippe Tremblay-Bégin au saxophone, Benjamin Tremblay-Carpentier aux harmonicas et au didgeridoo, Émilie Sigouin au violon et à la voix, et de l’autre côté de Symon Henry, Jean-François Casaubon au banjo. Les parties collectives étaient lancées par la projection de la fiche correspondante sur le petit écran attaché au poteau central. L’amplification mettait bien en valeur la vaste étendue de la palette sonore (malgré le bruit du frigo du bar) chaque musicien contrôlant son propre son à l’aide d’une pédale de volume et de jeux de distance par rapport aux micros.
Prévue pour une durée allant de 45 à 75 minutes, Acustica se développa en un peu plus d’une heure, dévoilant au fil du temps l’incroyable diversité sonore des objets rassemblés. Les enchaînements m’ont paru de temps en temps perdre l’efficacité et cette sensation de jaillissement présents au début, les manipulations sonores parfois un peu raides se mariant à certains moments de manière plus inégale. Toutefois le plaisir et l’étonnement étaient quant à eux de mise tout au long de la pièce, clôturée par un bel effet de surprise : un « paon boîte à musique » sortant d’une caisse lentement hissée au-dessus de la tête de Symon Henry.
En conclusion…
Pour son premier événement, le Projet K a relevé le défi de monter une œuvre majeure du répertoire expérimental encore trop méconnue, présentée avec passion devant un public nombreux, dans un lieu et un contexte cohérents avec sa démarche d’exploration artistique. Voulant remettre en question les idées reçues (dans un esprit qui n’est peut-être pas sans lien avec celui des années 1970) ce collectif ouvre la porte à la fragilité, aux interrogations et remises en questions. Étant venu moi-même rempli d’une curiosité qui s’est prolongée durant le spectacle, j’en suis sorti transformé, ayant fait l’expérience d’une musique qui stimule la pensée et qui est à compléter par la pensée[1].
Bruno De Cat
INFORMATIONS PRATIQUES
Vendredi 3 octobre 2014 à 19h30 — Café l’Artère 7000 avenue du Parc à Montréal
PROJET K: Jean-François Casaubon, Symon Henry, Émilie Sigouin, Charles-Philippe Tremblay-Bégin, Benjamin Tremblay – Carpentier.
Symon Henry:
Intranquillités IIb – Viitasaari (2013)
pour chariot, instrument à cordes pincées, percussions, et composition en temps direct
Mauricio Kagel:
Acustica, pour sources sonores expérimentales (1968-70), version instrumentale
[1]Selon les mots de Mauricio Kagel, cité par Werner Klüppelholz dans la pochette du CD Acustica paru chez Harmonia Mundi en 2007