Nous étions nombreux, le mercredi 27 août, à dire au revoir à l’une des musiciennes les plus actives sur la scène de musique contemporaine montréalaise. Émilie Girard-Charest, violoncelliste, compositrice, improvisatrice, mais surtout fière dignitaire d’une musique le plus souvent tapie dans les « maisons obscures », à l’arrière des bars et dans la pénombre des salles de concert méconnues. C’est dans cette noirceur que la jeune artiste a développé une brillante carrière dans la création de musiques actuelles, carrière qui l’amène aujourd’hui à quitter le Québec pour l’Europe, prévoyant y rester deux années qu’elle partagera entre la Suède, l’Allemagne, l’Estonie et la France. L’interprétation des musiques nouvelles, la composition, l’improvisation et l’intégration des nouvelles technologies sont les disciplines centrales d’un programme d’interprétation de la musique contemporaine et de composition (CoPeCo) données conjointement par 4 institutions universitaires européennes. Ce programme étant offert pour la toute première fois cette année, ce n’est pas exagéré que de dire qu’Émilie est une véritable pionnière.
Afin de ramasser des fonds pour ce long voyage, la musicienne a tenu un concert-bénéfice informel de type « contribution volontaire » durant lequel elle nous a présenté 4 pièces représentatives des projets qu’elle entreprendra en Europe.
Les pavements de San Marco III de Maxime McKinley déploie bien l’éventail de techniques de jeu du violoncelle. Parmi les passages les plus réussis, on comptera sans doute ces moments où Émilie se synchronise avec le rythme de la bande. La pièce devient alors une mécanique bien huilée qui avance inexorablement. Ma plus grande réserve est plus d’ordre idéologique qu’esthétique puisque McKinley a adopté une approche plus instrumentale pour composer la « bande », terme le plus souvent réservé à une pratique électroacoustique. Ainsi, la trame électroacoustique ressemble plutôt à un orchestre de gong balinais au registre très étendu joué par un percussionniste invisible, une façon de faire très éloignée de l’écriture propre aux compositeurs comme Åke Parmerud ou Martin Bédard, pour citer un compositeur local. C’est peut-être en ce sens que l’amplification du violoncelle aurait aidé à mettre la musique « au même niveau » si l’on peut dire, afin d’obtenir un meilleur équilibre entre le violoncelle, source acoustique, et la bande, source électroacoustique rappelant clairement un instrument conventionnel.
Il faut s’armer de patience pour Gentle rain preceding mushrooms (in memoriam John Cage) de Malcolm Goldstein. Minimaliste à souhait, elle se développe très lentement, et aura sans doute laissé certains spectateurs sceptiques. Mais une fois acceptée dans toute sa simplicité et surtout sa sensibilité sonore, la pièce ressemble à une berceuse post-rock ou une chanson d’amour tout en son, d’où la voix de l’interprète sourd lentement, un pianississimo d’intensité qui emplit la salle, réduite à un silence complet. Une belle pièce.
Pareillement pour la tout à fait tactile Pression d’Helmut Lachenmann. J’imagine aisément la partition couverte d’indications pour des souffles d’archets, des glissandi, des tapements, des frottements et des contacts avec le corps de l’instrument. Dommage qu’elle soit aussi courte ! On retrouve ici à la fois cette corporalité propre à la musique de prédilection de Girard-Charest et aussi une sorte de jeu enfantin, ce frétillement à l’idée de la découverte, à l’idée de toucher avec ses mains.
Dans la dernière pièce, Émilie préfère le chant, ces mêmes éléments sont magnifiés à l’extrême. Dans cette commande faite à Joane Hétu, l’interprète se transforme. Elle pousse la voix à l’extrême, me rappelant un troll diabolique, un démon, un singe, un enfant maléfique, et tout à la fois en plus ! D’humeur définitivement « arco grain », elle fait corps avec un violoncelle qui convulse à vous en donner des frissons. On aurait crié aux incantations sataniques il y a 1000 ans ! Laissant largement la place à l’improvisation, Joane Hétu laisse aussi la place à l’humour, bien entendu noirci par la férocité de la pièce. Au milieu des trépignements possédés et des crins d’archets arrachés, Girard-Charest entame par moment des mélodies ludiques et des soupirs lascifs ou sifflants, comme une enfant chantant une ballade, trame sonore qui meuble un imaginaire parsemé de sombres desseins.
En somme, un très beau concert, oscillant entre émoi timide et rage musicale pleinement assumée. Les scènes de Montréal seront orphelines d’Émilie Girard-Charest pour les 2 années à venir, et c’est tant mieux de savoir que ce sera aux scènes d’Europe d’en profiter.
Pierre-Luc Senécal