Frustrations techniques et formelles
En tant qu’auditeur, je n’ai pas une grande expérience de la webdiffusion. Contrairement au visionnement de vidéos de concerts préenregistrés sur des plateformes comme YouTube ou Vimeo, mes deux expériences récentes du direct m’ont valu quelques frustrations (que le contenu a heureusement pu compenser).
Ainsi, le visionnement en direct du concert « virtuel » (devant une salle vide) de la violoncelliste (aussi compositrice et improvisatrice) Émilie Girard-Charest (Conservatoire de musique de Montréal, 6 octobre 2020) a débuté pour moi par quelques ratés. Après un branchement qui me semblait réussi à la plateforme Livetoune (l’écran me spécifiant que j’étais online), l’étirement du silence devant l’image du programme de la soirée me fit craindre un problème. C’est une vérification sur un autre ordinateur de la maison qui me confirma la chose… Après quelques autres tentatives, je me retrouvai donc, enfin, devant l’image et le son de la violoncelliste, et avec la première œuvre au programme déjà bien entamée… Première frustration. Si un tel message peut se rendre jusqu’aux gestionnaires de plateforme de webdiffusion, je leur suggèrerais de toujours accorder au moins 10 minutes aux spectateurs avant le début d’un concert et de leur donner les moyens de vérifier l’adéquation de leur branchement (par des tests de son et d’image). [1]
Autres frustrations : si l’annonce de chaque œuvre du programme par une image ad hoc était bienvenue, était-il bien nécessaire de laisser le son ouvert pendant cet intermède, et d’entendre la violoncelliste réaccorder son instrument ? Après la pièce de Jimmie LeBlanc, j’aurais en tout cas trouvé un silence complet et assez long beaucoup plus respectueux à l’égard de la densité de la musique qui venait de s’achever.
Enfin, pourquoi a-t-on coupé brutalement les explications qu’adressait l’interprète à son public après la fin de son concert ?
Intérêts musicaux
Cela dit, les musiques présentées à ce concert ont vite chassé ces quelques déplaisirs, bâtissant au fur et mesure de leur succession l’impression de vivre une exploration remarquable de nouvelles significations musicales.
Sachant à quel point est évanescente l’expérience musicale, c’est crayon en main que, dans le confort et la solitude de mon salon, j’ai écouté ces propositions, défendues tout en clarté par Émilie Girard-Charest, qui a joué sobrement, avec une gestique retenue, mais aussi un magnifique dosage de précision et de feu. Sachant que l’interprète travaille actuellement à un doctorat sur la musique microtonale pour violoncelle, le titre du concert, Intonations, pouvait laisser entendre que la microtonalité serait un critère dominant dans le choix des œuvres au programme. Or, ceci ne m’apparut vérifiable que pour l’œuvre de Rasten, les autres compositions n’intégrant cet aspect que comme enjeu secondaire, par ailleurs de façon réussie.
S’agissant des significations musicales, c’est par leur construction formelle que les gestes compositionnels de Renaud Madore, Gabriel Dufour-Laperrière et Jimmie LeBlanc, et dans une moindre mesure, de Fradrik Rasten, arrivaient à les évoquer. Une définition claire des éléments musicaux, leur retour ou leur persistance qui les inscrivent dans la mémoire, leurs transformations et évolutions qui sollicitent notre attention et notre intelligence et nourrissent ainsi notre imaginaire : voilà l’essentiel d’une exploration sémantique réussie et stimulante.
Cela apparaissait même durant les quelques minutes que j’ai pu capter de l’œuvre de Renaud Madore (L’impossibilité de n’être, 2020, en création). Impasses, nœuds et boucles musicales convoquaient bien ces images de l’ennui ou de l’agitation mentionnées dans la notice du compositeur. À réécouter, sur quelque site personnel, bientôt ?
Dufour-Laperrière a composé pour Émilie Girard-Charest en 2019 un Parlando, ma troppo (qu’on peut réentendre ICI) qui suggère tout autant la verbosité qu’une chorégraphie profuse, par les figures spiccato (en notes détachées), descendantes puis ascendantes, qu’il développe d’abord, au rythme souple, interrompues bientôt par, et alternant avec, une deuxième manière plus mélodique ou des cassures parfois brutales. Des harmoniques microtonales fragiles, un ostinato à la métrique affirmée, une répétition obsessive de figures descendantes contribuent aussi à créer une aventure de la matière musicale qu’on a plaisir à suivre.
Jimmie LeBlanc, quant à lui, donne à lire – comme introduction à sa pièce – un long extrait d’un roman de Don DeLillo décrivant les actions d’un artiste performeur qui investit des lieux publics en se suspendant dans le vide par une jambe, évoquant la chute d’un corps (d’un suicidé, de désespérés se jetant depuis le haut des tours du World Trade Center). L’idée de chute domine donc Falling Man (2019, en création), commençant par ce lent glissando lisse depuis l’aigu de l’instrument (on pense à la Sequenza pour basson de Luciano Berio), et se peuplant peu à peu d’aspérités, de remontées brèves, de brusqueries, d’enflés, se dédoublant par de faux unissons, avec des notes pédales. Le grave atteint est moins le choc brutal d’un atterrissage que l’occasion de surgissement d’harmoniques microtonaux (inhérents à la scordaturade l’instrument), qui, eux, remontent, se fragilisent, comme une âme qui quitte le corps. Une Coda reprend en quelques secondes cette chute, terminée cette fois par une figure brisée dans le grave.
L’œuvre (View, 2019) du Norvégien Fredrik Rasten (né en 1988) n’offrait pas une pareille subtilité de construction. Il s’agissait plutôt d’une œuvre minimaliste, calme, réflexive, jouée avec un archet courbe qui permet de mettre en vibration simultanément jusqu’aux quatre cordes du violoncelle. Des phrases à peu près égales, énoncées selon un rythme lent et tout aussi égal, permettaient de se concentrer sur le sujet principal de l’œuvre, soit les jeux d’intonation juste, jeux qui donnent périodiquement l’impression d’une résolution, ou de l’évitement de celle-ci. Ces jeux se passent surtout aux cordes aigües, et ils sont – malheureusement – parfois masqués par les pédales qui leur sont opposées aux cordes graves souvent jouées à vide, à cause de la résonance plus puissante de ces dernières. L’œuvre apparaît longtemps neutre quant à sa direction jusqu’à ce que les phrases laissent place, à la toute fin, à des énonciations d’accords isolés, amplifiant grâce aux silences l’impression de solitude réflexive.
Pour sa part, Detras de la montaña (2011-2012) du Colombien Sergio Castrillón (né en 1981), offrait surtout à Émilie Girard-Charest l’occasion de déployer sa maîtrise des techniques de jeu au violoncelle, voire de dériver à sa manière dans certains passages improvisés, judicieusement calibrés par l’interprète. Les passages qui ont le plus retenu mon attention dans cette œuvre : les curieuses parenthèses mélodiques modales de la première partie; la Pédale de Do grave, longuement modulée dans son timbre, et les jeux expressifs d’intervalles microtonaux créés par la lente mélodie qui nait de cette pédale (en deuxième partie); et les broderies qui terminent le jeu de jetés de la troisième partie.
Encore…
Il semble bien que nous ne soyons pas au bout des frustrations causées par la COVID-19. Dans ce contexte qui limite le « présentiel » des prestations musicales, tant du côté de l’audience que celui des interprètes, il faut se réjouir de l’initiative d’Émilie Girard-Charest, soutenue par son alma mater, le Conservatoire de musique de Montréal, une proposition qui reflète les convictions et goûts de l’interprète tout autant qu’elle permet de découvrir de riches explorations sémantiques de compositeurs d’ici et d’ailleurs.
Il reste à peaufiner la forme de la présentation de ces « virtualités », en adjoignant à l’équipe des collaborateurs habituels (dont l’indispensable preneur de son) un caméraman et un « œil extérieur » qui assureront la qualité visuelle de la prestation qui nous sera relayée, après tout, par un écran. Même à une échelle bien moindre que les enregistrements télévisuels multicaméras d’orchestres symphoniques, l’expérience globale offerte par la diffusion du concert d’un soliste ou d’un ensemble de chambre n’en pourra être que plus gratifiante.
7 octobre 2020
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À propos des oeuvres:
Renaud Madore – L’impossibilité de n’être (2020), création
Remonter les causalités premières et se retrouver une fois de plus devant l’abîme. Entrevoir, derrière toutes façades de structures, l’absurdité d’un étant en équilibre sur le néant. Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien? Contempler le mystère et puis s’ennuyer, angoisser ou bien se réjouir de l’impossibilité de n’être de toutes choses.
Gabriel Dufour-Laperrière – Parlando, ma troppo (2019)
Dédié à la violoncelliste et compositrice Émilie Girard-Charest, Parlando, ma troppo souligne l’engagement mutuel envers la musique contemporaine qui nous lie depuis nos études au Conservatoire de musique de Montréal, au début des années 2000. Le titre fait référence, avec une touche d’humour, à certaines indications d’interprétations (souvent en Italien) que l’on retrouve dans les partitions : parlando (parlé) est utilisé lorsqu’un instrument doit imiter les inflexions de la voix alors que ma troppo, détourne l’expression « ma non troppo » (mais pas trop), une incitation à la modération. Il s’agit là d’évoquer le caractère verbomoteur assumé de cette courte pièce (et non pas un trait de caractère de la dédicataire). C’est que, à l’instar du « Soyez réglé dans votre vie et ordinaire comme un bourgeois, afin d’être violent et original dans vos œuvres » de Flaubert, j’ai une tendance loquace dans ma musique malgré ma nature taciturne dans la vie. Cette volubilité musicale est ainsi tout amicalement adressée à la virtuosité et l’engagement d’Émilie, à laquelle l’œuvre croit faire honneur.
Fredrik Rasten – View (2019)
View est une pièce pour violoncelle en intonation juste écrite pour la violoncelliste Émilie Girard-Charest en 2019. L’interprète utilise un archet courbe (Bach-bogen) afin de produire les dyades et triades, les mélodies et contrepoints. La corde aigue du violoncelle est abaissée afin d’obtenir une tierce neutre (dans un rapport de 11 pour 9) avec la corde voisine. Cette tierce neutre agit comme point de pivot récurrent à partir duquel la musique bifurque vers des champs harmoniques plus denses.
L’œuvre a été composée en utilisant une guitare sans frettes à quatre cordes jouée avec un archet de violon afin de reproduire les particularités du violoncelle et peut également être interprétée sur un tel instrument. Elle fait partie d’un projet plus vaste dans le cadre duquel je cherche à élargir les possibilités de la guitare en intégrant les sons soutenus à son répertoire technique dans le but de réaliser un travail spécifique sur l’intonation.
Jimmie LeBlanc – Falling Man (2019), création
Il y avait des gens agglutinés près de l’entrée, des deux côtés, d’autres qui s’efforçaient de franchir les portes mais qui restaient apparemment intéressés par ce qui se passait à l’extérieur. Elle se fraya un chemin jusque sur le trottoir bondé. La circulation grossissait, des klaxons retentissaient. Elle se glissa le long d’une vitrine et leva les yeux vers la haute construction en fonte verte qui enjambe Pershing Avenue, ce segment de voie surélevée qui distribue la circulation de part et d’autre de la gare.
Un homme pendait là, au-dessus de la rue, la tête en bas. Il portait un costume classique, une jambe était repliée en l’air, les bras ballaient le long du corps. On apercevait à peine le harnais de sécurité qui sortait de son pantalon par la jambe tendue et qui était fixé à la rampe ornementée du viaduc.
Elle en avait entendu parler, de cet artiste de rue qu’on désignait comme l’Homme qui Tombe. Il était apparu plusieurs fois au cours de la semaine passée, à l’improviste, dans différents quartiers de la ville, suspendu à tel ou tel immeuble, toujours la tête en bas, en costume, cravate et chaussures de ville. Il les rappelait, bien sûr, ces moments terribles dans les tours en flammes, quand les gens tombaient ou se voyaient contraints de sauter. On l’avait vu suspendu à une balustrade dans un hall d’hôtel et la police l’avait expulsé d’une salle de concert et de deux ou trois immeubles d’habitation dotés de terrasses ou de toits accessibles.
La circulation s’était pratiquement immobilisée, maintenant. Il y avait des gens qui lui criaient des choses, indignés par ce spectacle qui mimait la désespérance humaine, le souffle ultime et fugace d’un corps et de ce qu’il contenait. Qui contenait le regard du monde, pensa-t-elle. Il y avait là quelque chose d’atrocement clair, une chose que nous n’avions pas vue, la chute d’un corps unique qui entraîne un effroi collectif, un corps tombé parmi nous tous.
Extrait : Don DeLillo (2007), L’Homme qui tombe (Falling Man)
Cette pièce a été réalisée grâce au généreux soutien du Conseil des arts du Canada (CAC).
Sergio Castrillón – Detras de la montaña (2011-12)
La composition de l’œuvre a débuté en août 2011 à Buenos Aires (Argentine) et s’est terminée en mars 2012 à Helsinki (Finlande). Detras de la montaña est structurée en trois mouvements contrastants. La partition est rédigée à la main et combine des éléments de notation traditionnelle avec des graphiques. Elle est conçue comme une œuvre à la fois musicale et visuelle. Un style « brouillon » a volontairement été adopté dans la rédaction de la partition : les erreurs, les ratures, les lignes croches et les éléments graphiques représentent l’imperfection et la difficulté (ce qui est d’abord et avant tout conceptuel plutôt que musical).
De plus, cette pièce est grandement connectée à un élément extra-musical important : l’image d’un paysage montagneux qui définit la plupart des caractéristiques timbrales et des techniques qui y sont utilisées, contribuant ainsi à générer un discours musical évoquant fortement la nature.
La partition inclut des éléments d’improvisation, offrant ainsi à l’interprète une certaine liberté.
[1] L’autre expérience frustrante fut celle du visionnement de l’opéra Is this the end ? de Jean-Luc Fafchamps, sur le site de La Monnaie de Bruxelles. Alors qu’on nous promettait un choix de langues pour les sous-titres, jamais il ne me fut possible de suivre l’opéra autrement qu’avec des sous-titres en néerlandais… Cela au prix d’avoir sacrifié les précieuses minutes initiales de l’œuvre à essayer de régler le problème…