Chère Émilie
Tout d’abord, j’aimerais te remercier d’avoir accepté de poursuivre l’échange que nous avons entamé dans le cadre de l’entrevue-courriel publiée dans Cette ville étrange, à l’occasion de la création de ta pièce Bestiaire par Quasar. C’est ta réponse à mon avant-dernière question qui m’incitait à poursuivre ce dialogue. Tu affirmais avoir identifié dans ma question une « opposition » qui te semblait « un peu grossière » entre les couples “bruit-primitif” et “note-raffinement”, estimant qu’il pouvait « y avoir, à [ton] sens, au moins autant d’intellect, de lyrisme et de raffinement dans des musiques construites à partir de matériaux bruts que d’élan animal dans des musiques pensées en termes de notes. »
Tout en n’ayant que peu de difficulté à opiner à cette dernière phrase de toi, je voudrais quand même souligner que, à mon avis, les « musiques construites à partir de matériaux bruts » seront d’autant plus raffinées, pourront d’autant plus développer un « lyrisme », seront d’autant plus en mesure d’interpeler notre « intellect », qu’elles témoigneront d’une attention à ce que je considère comme « un aspect fondamental et même premier du problème de la création musicale », soit la dimension harmonique. Ici, je me cite moi-même, dans Jeu de Raclures,un article paru en 1997 dans la revue Circuit. (https://www.erudit.org/fr/revues/circuit/1997-v8-n1-circuit3608/902186ar/). J’y définissais alors cette dimension comme « le domaine des notes, des hauteurs », ce qui m’apparaît aujourd’hui un peu frustre et devrait être considérablement élargi et… raffiné, justement. Devrait-on plutôt parler du « domaine des fréquences », des « entités fréquentielles discrètes », considérées dans leur articulation temporelle, dans leur combinatoire en juxtaposition / superposition, etc. ? Dans le cadre de cet « entretien par écrit », nous nous perdrions à vouloir trouver LA définition qui rende justice à une dimension complexe.
Au-delà de ma propre génétique musicale (éducation, expérience, auditions, pratique instrumentale personnelle, etc.), je tiens probablement cette conviction intime de ma fréquentation des œuvres et écrits de Henri Pousseur, qui, comme tu le sais, a accordé à l’étude et à la manipulation de la « dimension harmonique » un soin particulier, dans ses écrits théoriques (comme son grand article de 1968 L’Apothéose de Rameau. Essai sur la question harmonique) comme dans ses œuvres.[1] Dans mon article de 1997, j’ajoutais (peut-être un peu provocateur) que :
une partie importante de mon intérêt ou de mon indifférence pour la musique que j’entends vient de l’appréciation de cet aspect. Je chercherai au moins une conscience harmonique dans la musique électroacoustique et une originalité, une personnalité harmonique dans la musique instrumentale et vocale.
Comme je le soulignais dans mon avant-dernière question de l’entrevue sur Bestiaire, la dimension harmonique a bien été celle sur laquelle la création musicale s’est longtemps et principalement attachée, non pas exclusivement (les instruments de percussion à hauteur plus ou moins définie faisant partie du patrimoine musical « depuis la nuit des temps ») et non pas non plus sans vouloir en sortir. On pourrait citer à travers l’histoire de la musique de nombreux exemples d’effets instrumentaux de toutes sortes qui cherchent à élargir le domaine des matériaux « acceptables », et disponibles pour la personne qui souhaite les manipuler, élargissant ainsi la définition de l’effort créatif musical, qui devient alors « la composition de tout le sonore » (je crois que l’expression est de Pousseur, qui, tout « harmoniste » qu’il fût, a aussi réalisé en 1957 les Scambi, une œuvre électroacoustique – d’ailleurs controversée ! – construite à partir de seuls bruits blancs filtrés !…). Les techniques qui cherchent à aller plus loin que la discipline harmonique – souvent avec un désir d’évocation ou d’illustration réaliste -, que ce soit aux instruments (cordes et vents) ou à la voix, sont là chez Janequin, Monteverdi, Biber, Vivaldi, et, dans le monde confiné des notes du piano, il faut sans doute voir le premier accord de la Sonate pathétiquede Beethoven (un accord de do mineur dans le grave de l’instrument) comme une tentative de se rapprocher du bruit (au sens acoustique du terme) et de son expressivité propre. Pour ne pas parler de l’exploitation des registres extrêmes dans les œuvres ultimes du grand sourd ! Ah ! S’il avait pu avoir des subwooferset des tweetersbranchés à son clavier !
Inhérente à l’histoire de la musique (et humaine !), il y a donc une volonté, je dirais, de dépasser une « opposition » (je reviens au terme que tu employais) entre le monde des notes, que l’on pourrait métaphoriquement associer au mot, (et la syntaxe musicale s’associe alors à celle du discours construit à partir des mots) et le monde des bruits, le monde des combinaisons fréquentielles moins précises, associé cette fois à une animalité, ou une « corporéité première », antérieure au développement de la pensée humaine (ou du « cerveau qui pense »), dont la combinaison de mots est une opération presque définitoire. Dépasser cette opposition, donc, pour voir dans notre histoire (musicale et humaine) un formidable continuumévolutif, où des pôles qui semblaient opposés veulent, en fait, être en constant dialogue, sauf à se couper d’une partie de soi-même et à perpétuer la dichotomie corps-esprit…
Je te soumets ces premières réflexions, en te laissant, comme je l’ai fait pour écrire ceci, tout le temps pour y répondre. Mais je suis convaincu que cela provoquera quelque résonance dans tes pensées, les pôles dont nous discutons étant perceptibles dans ta pratique, et ce, autant dans tes improvisations que dans tes œuvres écrites, et encore plus depuis que Bestiaire fait partie du « catalogue » de ces dernières…
Au plaisir de te lire !
Michel (20 juin 2018)

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12 septembre 2018, en chemin entre Cordoba et Santa Fe, Argentine
Cher Michel,
Je te réponds bien tard, ayant été prise dans les derniers mois par les préparatifs d’un grand voyage que j’ai entrepris à la fin août et lors duquel je traverserai l’Argentine d’ouest en est… ce qui me permet, lors des longs trajets de bus comme celui que j’ai entrepris ce matin, de me replonger dans nos échanges. Voici donc une réponse à ton envoi de juin dernier :
En effet, lorsque nous parlons de timbres/de bruits, je pense qu’il est, comme tu le proposes, plus approprié, en général, de parler de fréquences que de hauteurs de notes. Ceci dit,tout dépend du contexte et de la façon dont lesdites fréquences ou hauteurs sont utilisées. Dans un contexte, par exemple, où les combinaisons de fréquences sont utilisées pour constituer un timbre, il serait, à mon sens, inadéquat de parler de hauteurs. En contrepartie, si la hauteur de la note en elle-même est une partie constituante du discours (si elle fait partie d’un accord ou encore si la hauteur est une des caractéristiques d’un objet qui reviendrait de façon cyclique et qui nous permettrait de l’identifier), il me semble justifié de la désigner comme telle.
Il faut aussi considérer le fait que, dès que l’on s’écarte du domaine des notes (encore un autre concept distinct) ou, du moins qu’on ouvre la porte au monde des non-notes, on se retrouve en présence de sons complexes qui portent en eux plusieurs fréquences qui peuvent être aussi bien plurielles, mais assez clairement définies (je pense, par exemple au vaste monde des multiphoniques),que tellement nombreuses qu’il est difficile d’identifier un centre ou un pôle (un écrasé aux cordes, par exemple). À mon sens, les sons ne sont pas divisés entre une catégorie bruit et une catégorie notes, mais il s’agit plutôt d’un continuum.
De plus, tu sembles faire une association automatique entre hauteurs et harmonie qui, pour moi, sont deux concepts distincts. Lorsqu’on parle d’harmonie, à mon sens, on parle de la mise en relation des notes/hauteurs/fréquences, à la fois en termes de superposition que dans leur évolution dans le temps. Or, ces rapports peuvent être présents et être développés peu importe si on travaille partir de matériaux plus « purs » ou plus bruités. Tout son a un registre (tiens, une façon d’englober les notes, les hauteurs et les fréquences) et le rapport qu’il entretient avec ceux des autres sons peut être pris en charge dans la composition. La présence de sons bruités n’exclut donc d’aucune façon la pensée harmonique. En revanche, une hauteur (et même une note !), si sa relation avec ses semblables n’est pas prise en charge, peut tout à fait ne pas s’inscrire dans un contexte harmonique.
En outre, lorsqu’on s’éloigne de l’expression des musiques dites « savantes » (tant classiques que contemporaines), on peut observer différents cas de figure qui ne correspondent à aucune des situations décrites ci-dessus. Je pense, notamment aux instruments traditionnels des Andes et, plus particulièrement aux tarkas, instrument avec lequel j’ai travaillé pour la première fois en 2015, lorsque nous avons co-écrit une pièce pour violoncelle et tarkas avec le compositeur Jorge Diego Vazquez (Tara/Q’Iwa, qui peut être entendue ici : https://soundcloud.com/emiliegirardcharest/tara-qiwa) et pour lequel je me suis commise à nouveau la semaine dernière, dans une pièce pour un ensemble de dix tarkas qui a été créée le 4 septembre dernier à Salta (la pièce s’appelle Olas, « vagues ». Je pourrai t’en envoyer l’enregistrement dès que j’aurai un moment pour l’éditer et le mettre en ligne). Les tarkas sont une sorte de flûte à bec en bois de forme carrée qui produisent de magnifiques multiphoniques. D’un tarka à l’autre de la même taille et de la même famille, l’intonation peut varier énormément, aussi bien qu’avec le même instrument dans des climats différents (je parle d’expérience, ayant travaillé avec ces instruments en Autriche, en France, en Argentine… et à Montréal l’hiver). Les hauteurs ne peuvent donc pas être contrôlées avec la même précision que sur des instruments classiques. Dans un contexte traditionnel, ce ne sont pas les hauteurs absolues qui sont définies, mais plutôt la combinaison d’un certain doigté et d’une énergie qui donneront, d’une fois à l’autre, des résultats similaires, mais pas identiques. Les hauteurs sont donc inévitablement présentes, mais variables dans une certaine mesure, ce qui change la perspective… mais là, tu me diras qu’on bascule plutôt vers la question de l’intonation (on a tous nos dadas) plutôt que celle des hauteurs, ce qui ouvre encore un nouveau chapitre dans la discussion.
En ce qui a trait à la nécessité pour toi (ou, du moins, pour toi de 1997… il n’est pas impossible que les musiques que tu aies entendues depuis t’aies amené à nuancer ce point de vue… ou pas) de trouver une « conscience » ou une « originalité, un personnalité » harmonique dans les musiques que tu entends afin de pouvoir les apprécier, je pense, effectivement, qu’il s’agit d’un avis très personnel. Ceci dit, nous avons tous des goûts, des penchants naturels qui nous amènent à définir nos critères d’appréciation d’une façon ou d’une autre et c’est très bien ainsi. Si notre subjectivité n’entrait pas en ligne de compte dans nos goûts musicaux, si les critères d’appréciations étaient des absolus, la musique serait un sport, pas un art.
Si on aborde la question du langage et qu’on met en parallèle la note avec le mot, je pense qu’encore une fois, on n’analyse que partiellement le discours si on ne se concentre que sur le mot. Même dans un discours articulé avec des mots (sans faire appel à des langages où ceux-ci sont déconstruits ou qui seraient bâtis à partir d’onomatopées ou de sons plus « primitifs »),ceux-ci ne sont qu’une petite partie de ce que nous exprimons dans nos échanges. Nous leur donnons une grande importance parce que c’est l’aspect de la communication que nous avons développé le plus consciemment (ou parce que c’est l’aspect que nous avons développé le plus consciemment, nous lui donnons une grande importance ? L’œuf ou la poule ?). Or, de la même façon que je n’adhère pas à l’idée d’une dichotomie bruit-hauteur, je pense qu’il est totalement impossible de distinguer le corps de l’esprit : dans nos interactions nous recevons et interprétons autant sinon plus tout ce qui est au-delà des mots, qu’il s’agisse du timbre de la voix, de son volume, de son débit, sans compter tout ce qui relève du non-verbal, des regards, de la posture, des sourires. Les mots sont la partie que nous notons et, par le fait même, nous leur donnons une importance supérieure aux autres paramètres du langage… ce qui nous amène à la question du rapport en l’écrit, l’émis et l’entendu, de ce que nous notons sur la partition et ce qui va de soi ou encore qui relève de l’interprétation.
Bref, nous avons commencé cet échange autour de la question du rapport entre bruits et hauteurs et nous voilà aux prises avec les questions de l’intonation et du rapport entre écrit et entendu à régler… on n’est pas sortis du bois.
À ton tour !
Émilie
P.S. En soupant, juste avant de me relire pour t’envoyer cette lettre, j’étais plongée dans la lecture de Glose de Juan José Saer dont l’action, justement, se déroule à Santa Fe, là où je suis en ce moment, et je suis tombée sur un passage qui n’a pas pu faire autrement que de me ramener à nos échanges : « Les bruits matinaux de la rue principale, voix, véhicules, pas, sont une gangue sonore sauvage et indisciplinée où vient s’enchâsser, organisée, la musique, mais aussi, pour l’oreille subtile et spéculative du Mathématicien, un contraste délibéré et aléatoire où la juxtaposition de bruits bruts et de sons structurés crée une dimension sonore plus riche et plus complexe, une dimension disais-je, n’est-ce pas ? dans laquelle le bruit pur, dénonçant par juxtaposition la nature réelle de la musique, joue un rôle moral, comme la tête de mort, dans certaines gravures, dévoile par sa seule présence le visage véritable de la jeune fille. »

[1]Dans cet important article, Pousseur distingue et discute de 4 « niveaux de valorisation significative, de fonctionnalisation pré-musicale » auxquels peut donner lieu « la perception des fréquences et des différences de fréquences » : coloristique (associé à la notion de timbre), mélodique, harmonique et combinatoire (cette dernière étant directement liée à l’approche sérielle des hauteurs, prédominante à l’époque).