Rituel et spiritualité en compagnie des neurones, du nez et du chat
Le lundi 4 mars 2019, l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) a célébré le compositeur Stockhausen en présentant dans sa programmation deux de ses œuvres dont une version nord-américaine de Kathinkas Gesang als Luzifer Requiem (Le chant de Kathinka – requiem à Lucifer) au Théâtre Rouge du Conservatoire de musique de Montréal. L’événement faisait partie de la série ECM+Débuts à travers laquelle Véronique Lacroix, directrice de l’Ensemble, vise à faire connaître de nouveaux et talentueux jeunes solistes de la scène contemporaine. Ce soir, le programme était assuré par Marilène Provencher-Leduc, Gaspard Daigle et Olivier Maranda. Affichant complet depuis déjà une semaine, le concert se déroula comme un parcours initiatique, et convia le public à différents rites mystérieux et spirituels à travers la musique. Cette soirée tout à fait particulière s’est ouverte par une ronde « d’harmoniques neuronales » (Axon), suivie par une « danse des ailes du nez » (Nasenflügeltanz) et aboutissait enfin au chant sacré et libérateur du chat-esprit Kathinka (Kathinkas Gesang als Luzifer Requiem).
Le voyage a donc débuté par la création de Axon, une œuvre du compositeur Taylor Brook écrite en 2017 pour Marilène Provencher-Leduc (flûte) et Gaspard Daigle (contrebasse). Il s’agit d’une commande de l’ECM+ suite à l’attribution du prix du jury du concours Génération2016. L’œuvre évoque les filaments qui transmettent les impulsions électriques entre les cellules nerveuses. Hauteurs et harmonies sont ainsi pensées comme la métaphore de nœuds et de connexions neuronales. La musique se déploie autour d’un fragile fil sonore — frêle unisson aigu — où les deux instruments tissent une ronde de subtiles vibrations, faite d’ondulations microtonales, de fines spirales d’harmoniques provenant d’un accord spécial à la contrebasse, et de jeux d’ambiguïtés timbrales où la voix des musiciens se substitue aux résonances instrumentales. Par moments, ce fil est agité de soubresauts dans le grave où l’on devine la fébrilité des impulsions électriques qui passent dans ce complexe réseau de cellules. Marilène Provencher-Leduc et Gaspard Daigle ont très bien saisi le raffinement de cette œuvre en parvenant à fusionner avec élégance les sons de leurs deux instruments aux timbres pourtant si éloignés.
Contrastant avec cette ronde aérienne, s’enchaîne une danse plus souterraine, sombre et dynamique avec Nasenflügeltanz (Danse des ailes du nez), 1983-90, de Karlheinz Stockhausen, interprété par le percussionniste Olivier Maranda. Le musicien, entouré de ses instruments, a prolongé son attirail par une longue trompette maya, semblant allonger avec humour l’image de l’appendice nasal. Dans l’œuvre originale, le percussionniste et son dispositif représentent le nez, qui n’est en fait qu’une partie d’un visage humain géant composé par un grand orchestre réparti en dix groupes disposés verticalement sur cinq étages. On imagine la grandeur de la mise en scène avec le percussionniste, soliste, au milieu. Entre rythmes furieux et exclamations vocales, tirs répétés et longues tenues, gestes effrénés et immobilité soudaine, Olivier Maranda rend compte avec précision des contrastes de cette pièce qui fait partie de Luzifers Tanz (Danse de Lucifer), la troisième scène de l’opéra Samstag aus Licht (Samedi de lumière).
Enfin, la soirée aboutit au Chant de Kathinka, œuvre imposante d’environ une demi-heure et deuxième scène de Samstag aus Licht. Écrite en 1982-83 pour la flûtiste Kathinka Pasveer, l’œuvre retrace le rituel accompagnant l’âme du défunt personnage de Lucifer dans sa transition vers la lumière. D’inspiration bouddhique (Stockhausen s’est fortement intéressé au Livre des morts tibétains), la mort ici, marque le début d’une transition spirituelle où l’âme doit passer différentes épreuves afin de réaliser sa « libération par l’écoute » vers la « conscience claire ».
L’œuvre explore de nombreux jeux de formules rythmiques, de transformations timbrales, ainsi que d’effets de battements (avec la voix) dans une partition extrêmement détaillée. La flûtiste Marilène Provencher-Leduc relève avec brio le défi de l’interprétation de cette œuvre. Son jeu fluide et virtuose témoigne de sa grande maîtrise de l’œuvre, qu’elle connaît fort bien puisqu’elle l’avait déjà interprétée en 2016 dans le cadre de son récital de doctorat à l’Université de Montréal. À cette occasion, elle avait travaillé avec Kathinka Pasveer dans les studios de Kürten en Allemagne.
KAT (chat, l’animal du samedi)
THINK (penser, considérer)
A (Alif-alpha, le commencement, l’origine)
…pouvait-on lire sur des panneaux disposés à l’entrée du Théâtre Rouge. Sur scène, deux grands cercles (les mandalas) sont dressés, sur lesquels sont inscrites des formules mélodico-rythmiques avec deux indications de silence mises en évidence. Il s’agit en fait d’exercices incantatoires. Dans l’œuvre, la flûte représente un guide spirituel sous la forme du chat Kathinka. Interprétée par Marilène Provencher-Leduc, Kathinka joue ces exercices (il y en a deux fois onze avec deux silences) qui forment en tout 24 étapes destinées à guider l’âme dans sa libération.
Autour du public, six percussionnistes incarnent les six sens mortels : la vue (Corinne René), l’ouïe (Matthias Soly-Letarte), l’odorat (Alexandre Nantel), le goût (Catherine Cherrier), le toucher (Alexandre Ducharme) et la pensée (Olivier Maranda). Debout sur des estrades, la peau argentée, ils sont vêtus d’un costume noir sur lequel sont greffés — de la tête aux pieds — divers instruments (« magiques » d’après Stockhausen) : tambours, gongs, cymbales, flexatones, crécelles, petits tambourins, etc. Ainsi présentés, les musiciens ont une allure surnaturelle, ils s’apparentent à des esprits transitoires, mi-humains mi-instruments. À côté d’eux sont pendues des plaques de métal portant chacune un dessin symbolisant l’un des six sens. Tout au long de l’œuvre, ils répondront aux formules de la flûte par des résonances et d’étranges sonorités provenant de leur instrumentation hors du commun. Grâce à leur disposition autour du public, la musique s’en trouve naturellement spatialisée, contribuant ainsi à enrichir le côté immersif de l’expérience. Une touche particulière de l’interprétation montréalaise du Chant de Kathinka est l’usage de sifflets fabriqués spécialement par Olivier Maranda qui sont en fait des répliques de sifflets de la mort aztèques dont les sonorités permettaient de guider les âmes défuntes.
Ainsi plongé dans un univers teint à la fois de mystère et d’exotisme, le public suit les différents moments de l’œuvre. D’abord une salutation. Ensuite, cachés par des rideaux noirs, les six percussionnistes-sens se révèlent l’un après l’autre, suscitant parfois la surprise. Pendant ce temps, le chat Kathinka entame les différents exercices à la flûte en se déplaçant autour des mandalas. Puis, s’opère une confusion des sens, où Kathinka va à la rencontre des six percussionnistes pour échanger leurs plaques de métal. Les six sens sont par la suite congédiés un à un : descendant de leurs estrades, ils rejoignent lentement la scène et finissent par disparaître complètement au loin. Kathinka se dissimule alors derrière un autel symbolisant le cercueil de Lucifer pour y jouer les « onze sons du trombone », sorte de souffle rauque, dernières respirations de l’âme défunte. Finalement, l’œuvre se termine par un cri. Cri de libération, de renaissance, d’extinction perpétuelle, d’entrée dans la clarté de la lumière ? Seule l’âme peut en décider. Et c’est sur cet éclat de voix que s’achève cette soirée, laissant tout un chacun à ses propres impressions et ses propres interprétations. Couronnée par une ovation debout, il va sans dire que cette expérience musicale et spirituelle a été fort appréciée et a trouvé un écho sensible chez le public.
Ana Dall’Ara Majek