On classe – peut-être à tort – la musique dans les arts du temps (aux côtés du théâtre, de la danse, du film, etc) et les arts visuels dans les arts de l’espace (quoique de plus en plus d’artistes visuels inscrivent leurs œuvres dans le temps : mobiles, performance, vidéo d’art, installations, etc). Lorsqu’un compositeur s’inspire d’une œuvre d’art visuel immobile[1], se pose à lui le problème du passage d’un art du « temps libre » (celui que choisit de consacrer le spectateur à la contemplation de la toile, de la sculpture, de l’installation) à celui du « temps contraint » (celui auquel doit s’astreindre l’auditeur pour percevoir une œuvre musicale dans son entièreté).[2]
La commande que devait honorer Julien Bilodeau pour ce concert de la Fondation Arte Musica, devait se référer d’une quelconque manière à une œuvre de la collection du Musée des Beaux-Arts de Montréal, où niche la Fondation. En conversant avec lui, Julien Bilodeau m’avouait avoir été saisi, lors de ses recherches dans les catalogues, par le titre de l’œuvre d’Ozias Leduc (L’heure mauve, 1921), qui combinait une notion de temporalité à celle, plus spatiale, de la couleur. Dans la note de programme consacrée à son Élégie, Julien Bilodeau dit bien que le tableau de Leduc « ne capture qu’un seul instant de cette portion du jour [l’heure mauve, situé entre la disparition de l’astre solaire et la noirceur complète de la nuit]; il « arrête le temps » et « fixe son regard sur une nature morte somme toute arbitraire. » La musique possèderait « le même pouvoir que l’observation d’une toile par rapport au temps » : elle peut faire « surgir une variété incalculable d’évocations de souvenirs et d’appréhensions ». L’Élégie se présente alors « comme une projection de l’œuvre de Leduc dans une nouvelle temporalité » et son ‘caractère’ est en quelque sorte « canalysé » par les « observations [du compositeur] de la toile de Leduc ».
L’œuvre musicale qui en résulte constitue, à mon sens, l’une des propositions les plus remarquables issues du milieu de la création musicale québécoise[3] ces dernières années, par son ampleur, sa rigueur, son raffinement harmonique. Imaginez que, des 18 minutes de l’œuvre, les 4 ou 5 premières n’articulent à peu près qu’un seul accord parfait !, confiné surtout dans le grave puis surgissant parfois dans les octaves supérieures. Peu de perturbations à cette constante[4] : un second accord parfait de tonique différente, un arpège plus dépolarisé. L’articulation est en valeurs rapides constantes, légèrement rythmées, mais en figures jamais thématiquement repérables. C’est peu à peu que le rythme de « modulation » va s’accélérer (car c’est bien de cela qu’il s’agit, puisque tout le reste de la composition fait usage d’accords parfaits en constante mutation), évoquant par l’harmonie l’équivalent de vibrations subtiles et changeantes d’une couleur à une autre. Ce mouvement, une fois bien installé, ne retient rien d’une logique tonale pour autant, et il trouvera son aboutissement dans une montée terminale vers l’aigu. Il n’y aura jamais de sautes brutales d’intensités. D’un seul tenant, l’œuvre de Bilodeau n’est à peu près qu’harmonie, ne laisse saillir aucune mélodie parmi toutes celles de la « conduite des voix » intérieures qui anime la texture, fait l’intérêt de l’œuvre et témoigne de l’art du compositeur.
Si Bilodeau, de nouveau, me confiait n’avoir pas cherché à « transcrire » musicalement la structure de la toile de Leduc, on ne peut manquer d’être saisi par certaines « équivalences » : la large tache neigeuse qui attire notre attention au bas du tableau, à peine perturbée par quelques feuilles, ne serait-elle pas évoquée par l’harmonie presque unique des débuts (avec, elle aussi, ses quelques rares perturbations) ? Et la montée décentrée de cette masse blanche, telle un sentier neigeux, par la montée terminale de l’œuvre musicale ? Et les subtiles touches de pinceau qui nuancent cette masse, par les vibrations changeantes de l’harmonie ? Dans sa note citée plus haut, le compositeur nous encourageait, il me semble, à laisser surgir ces analogies.
Le titre presque vieillot de l’œuvre pourrait peut-être renvoyer à quelque structuration numérique mystérieuse (l’élégie à l’origine étant une « pièce en vers grecs ou latins, formée par l’alternance de d’hexamètres et de pentamètres. » [dictionnaire Antidote]) Peut-être est-ce plutôt la couleur générale de son harmonie qu’il faut retenir et qui renverrait à une autre définition du mot : celle d’un « poème lyrique tendre et triste ». Nous sommes en tout cas dans cette heure « entre deux». Mais avec cet éclaircissement paradoxale de l’harmonie à la fin de cette œuvre, c’est comme si la vision nocturne y devenait si perçante que la nuit brille mystérieusement.
L’œuvre de Bilodeau s’inscrivait dans le cadre du concert des pianistes Brigitte Poulin et Jean Marchand, donné le 24 octobre 2014 en la salle Bourgie. Il faut, en concluant, souligner la haute cohérence du programme de ce concert, encouragée par la formule adoptée par la Fondation Arte Musica et sa directrice artistique Isolde Lagacé, formule qui cherche à tendre des liens entre les œuvres musicales présentées lors de ses concerts et certaines thématiques, œuvres permanentes ou expositions majeures du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Dans le cas qui nous occupe, c’est l’exposition De Van Gogh à Kandinsky : de l’impressionnisme à l’expressionnisme, 1900-1914 qui a justifié la présentation d’En blanc et noir (1915) de Debussy, d’extraits de la suite Petrouchka (1921) de Stravinski, et des Clairs de lune (1900-1907) du trop peu connu compositeur français Abel Decaux (l’occasion pour moi de la découverte de celui qu’on a nommé avec raison le « Schoenberg français », tant l’œuvre de ce soir-là mêlait des accents de Debussy avec ceux du compositeur viennois). Le programme a été défendu avec une concentration et une aisance remarquables par les deux pianistes, qui sont passés du « deux pianos » (Debussy, Bilodeau) au piano solo (Poulin et Marchand se partageant les 4 pièces de Decaux) au « piano quatre mains » (pour le diaboliquement digito-tarabiscoté mais extraordinairement efficace Stravinski).
Un écrin de grande classe pour l’Élégie d’après L’heure mauve d’Ozias Leduc de Julien Bilodeau, le tableau cité (de 1921) s’y déposant naturellement aux côtés de la musique qu’il a inspirée. J’ai déjà parlé (dans la revue Circuit, Vol. 22 No 1) de l’éclectisme stylistique particulier de ce compositeur. Il y a ici une proposition qui est à la fois sans concession et d’une limpidité et d’une tenue artistique que je salue admirativement.
Michel Gonneville
PS : Seul tout petit bémol : est-ce dû au piano choisi, à des choix d’interprétation, à mon emplacement excentré ou à l’acoustique de la Salle Bourgie ? Toujours est-il que les graves m’ont toujours semblé aussi étouffés et manquer de clarté que les aigus pouvaient être cristallins (particulièrement dans le Stravinski, où j’attendais certaines ampleurs de sonorité).
PS 2 (27 octobre 2014) : J’apprends aujourd’hui qu’un autre compositeur québécois, Simon Martin, a également été inspiré par la même toile d’Ozias Leduc. On lira ici avec intérêt ce qu’en écrit le compositeur. Simon Martin a également composée des œuvres en hommage à deux autres peintres québécois, Jean-Paul Riopelle et Paul-Émile Borduas.
[1] Le sujet est traité en profondeur par Jean-Yves BOSSEUR, dans Musique et arts plastiques, Minerve, 1998
[2] La littérature serait en quelque sorte à cheval entre ces deux types de temps, le lecteur pouvant errer à son gré dans une œuvre qui ne se clôt pourtant qu’avec sa dernière page…
[3] J’en trouve un équivalent, de durée moindre et de forme plus sinueuse, dans la courte pièce pour piano solo Renaissance du jeune compositeur québécois Benoît Côté.
[4] À une autre échelle, on pourrait évoquer une audace similaire : les 25 premières minutes de Inori de Stockhausen, qui quittent à peine le sol central. Pendant ses études au Conservatoire, Bilodeau a d’ailleurs consacré un mémoire d’analyse à cette œuvre de plus d’une heure…