L’édition 2014 de Génération – le laboratoire musical de l’ECM+ dirigé par Véronique Lacroix – était de passage à Montréal le 13 novembre dernier, en plein cœur de leur tournée canadienne. De plus, cette édition soulignait les 20 ans de cette formule extrêmement riche pour les jeunes compositeurs d’ici. Pour souligner l’heureux anniversaire, une publication souvenir accompagnait l’événement et était offerte gratuitement au public. Et quelle publication! Souvenirs et anecdotes, photos, fiches des compositeurs ayant participé à l’aventure, tableaux statistiques et chronologiques… L’ampleur du projet au fil des ans laisse pantois et nous ne pouvons qu’espérer que Génération continuera encore de nombreuses années.
Revenons donc à cette édition 2014 qui offrait une tribune aux compositeurs Marie-Pierre Brasset, Alec Hall, Evelin Ramon et Anthony Tan.
Quatre créateurs aux esthétiques et aux recherches musicales extrêmement diverses, voire antinomiques. Il est frappant d’observer qu’au delà du post-modernisme de la fin du XXe siècle, où la musique contemporaine cultivait allègrement une esthétique de l’éclectisme, les créateurs du début du XXIe siècle vont encore plus loin dans leurs explorations musicales, dans leur positionnement artistique et dans leur discours créateur. Le XXe siècle aura été celui de l’explosion des styles, de l’avènement de la diversité esthétiques. Le XXIe siècle est clairement un après-Big-Bang, une extension de cette explosion où le créateur, face à la multitude des possibles, choisi son chemin non plus comme étant « LE » chemin à suivre – chemin dicté par une école ou une chapelle idéologique – mais bien le chemin qui, simplement, l’intéresse par rapport à sa sensibilité et ses intérêts. Il semble clair que nous sommes passés de l’esthétique de l’éclectisme à l’éclectisme des esthétiques!
Le programme de Génération 2014 en est un exemple flagrant.
Le concert débuta par cou_coupé de Marie-Pierre Brasset. Aux couleurs instrumentales chaleureuses et habilement orchestrées, la compositrice y coupla un sens de la forme et du discours des plus maîtrisé. Dans ses notes de programme, Marie-Pierre Brasset écrit qu’elle a « une affection particulière pour l’abstraction lyrique ». Elle ajoute : « Cette manière d’envisager l’acte de création a l’avantage de laisser émerger le matériel de façon libre, directe et personnelle. » Elle ne pouvait pas mieux décrire son propos. Sa musique présente en effet un immense souffle lyrique, une vague généreuse et porteuse qui maintient et dirige l’auditeur tout au long de son écoute. Si certains passages mélodiques et contrapuntiques rappellent vaguement un Berg ou même un Henze, l’essence de cette musique est d’une liberté tout aussi déroutante que maîtrisée, le tout porté par un discours à la fois poétique et structuré. N’est-il pas contradictoire de parler d’abstraction lyrique? L’expression possède une délicieuse contradiction dans sa définition première. Pourtant, Marie-Pierre Brasset en récolte tous les bienfaits et, avec une grande souplesse et une intelligence vive, elle crée ce qui se démarque déjà comme étant une voix originale, personnelle et extrêmement convaincante.
S’en est suivi du « concerto pour violon » d’Alec Hall : Object Permanence. En créant cette œuvre pour violon solo et ensemble, Hall a puisé dans l’imaginaire collectif propre au répertoire soliste pour cet instrument. Inévitablement, c’est à l’image du soliste vedette que le compositeur s’attaque et surtout au répertoire si petit que ces derniers proposent en concert. Le compositeur s’est clairement amusé à écrire une musique qui explose en tout sens, cite avec amusement Brahms et Mozart, tout en explorant des possibilités techniques et acoustiques flamboyantes pour la soliste (soulignons le travail exceptionnel d’Andréa Tyniec qui interpréta cette partition ardente avec un brio sans commune mesure). Avec son mélange de style – et pas juste entre le classique et le romantique, mais aussi avec des emprunts au rock et à la pop – Alec Hall explore avec une habileté rappelant un Alfred Schnittke les techniques de collages et d’emprunts pluristylistiques, tout en offrant une œuvre personnelle et unique. On termine l’écoute de cette pièce avec un sourire au visage, en imaginant aisément que le compositeur devait avoir un grand plaisir à imaginer cette pièce!
Anthony Tan ne s’en cache pas, il est un compositeur d’électroacoustique qui écrit sa musique pour des instruments. Ainsi, Ksana II ne camoufle pas son objectif qui est d’explorer le son, sa morphologie et ses multiples combinaisons – logiques ou étranges. L’œuvre déborde d’inventivité dans sa recherche et son exploration sonore et, plus prosaïquement, dans les effets et techniques de jeux propre aux instruments de l’ensemble. Cette partition hors du commun fait place à une souplesse temporelle et à une élasticité du discours qui marque l’esprit. Si on peut y trouver quelques petites longueurs (certaines sections mériteraient d’être un peu plus resserrées), il est à souligner la grande inventivité de ce projet iconoclaste et l’étonnante maîtrise de la matière dont fait preuve le compositeur.
Pour terminer ce concert, Evelin Ramon nous présenta Labyrinth of Light, une œuvre complexe, multiforme, voire protéiforme, aux ramifications nombreuses et déroutantes. L’imaginaire de Ramon est pour ainsi dire baroque, hétéroclite, et sa musique déborde d’objets trouvés, de références éclatées, d’expérimentations sonores, de fantaisie et de théâtralité. Oui, théâtralité, car ces amalgames sonores, si disparates soient-ils, sont en fait au service d’une narration onirique qui structure l’œuvre dans son ensemble. L’auteure souligne qu’elle s’est inspirée d’un poème d’Edgar Allan Poe pour créer ce labyrinthe sonore, or ce poème – murmuré, récité, déclamé, crié, enregistré dans un mégaphone – ne clarifie pas la forme, mais entretient le mystère et génère les atmosphères inquiétantes et orageuses de la pièce. Déroutante et complexe, Labyrinth of Light nécessite assurément plusieurs auditions pour goûter pleinement à la richesse de son propos. Néanmoins, la finale, teintée de théâtre musical, prouve à elle seule que ce labyrinthe débouche bel et bien sur une sortie logique et riche en émotions.
La salle de concert du Conservatoire était pratiquement complète pour ce concert des plus réussi. Chaque compositeur a été chaleureusement applaudi et le public, curieux et ouvert, avait de quoi trouver chaussure à son pied. Il est somme toute réjouissant de voir – et d’entendre – que la musique de création a un bel avenir et que nous avons eu l’opportunité d’en entendre quatre avant-goûts forts prometteurs.
Éric Champagne