Photo : © Maxime Boisvert
Un constat : le XXIe siècle sera, pour la musique contemporaine, le siècle du rapprochement entre les compositeurs et le public. Cela semble être du moins la motivation principale d’une toute nouvelle génération de créateurs qui exprime, par une musique maîtrisée et un discours décloisonné, le désir d’aller vers l’auditeur, d’échanger avec lui, voire de le séduire. On a enfin tourné la page sur un certain XXe siècle qui, formaté par les chapelles d’avant-garde, adoptait la position inverse : « Notre musique est celle de l’avenir, si vous ne la comprenez pas, tant pis! ». Il me semble de plus en plus évident que les jeunes compositeurs optent pour une nouvelle approche, celle qui affirme sans ambages « Notre musique est celle d’aujourd’hui et on se doit de la partager au public d’aujourd’hui ».
C’est ce premier constat qui se dégage de l’événement Génération2018 de l’ECM + : les quatre compositeurs retenus usent de références multiples, « pures » ou « impures » (consonances, voire tonalité affirmée, mélodies et accords classés côtoient des effets et techniques d’avant-gardes, ou encore issus du minimalisme, ou encore du bruitisme…), le tout dans une attitude entièrement décomplexée. Ce n’est pas fortuit, car chaque entrevue réalisée avec le compositeur avant la performance de sa création réaffirme cette position : le créateur veut que sa musique résonne pour le public, que les références nourrissent la perception du discours, que le dialogue se crée. La main est tendue, et le public répond présent !
Ensuite, l’autre constat, c’est que le XXIe siècle poursuivra l’éclatement des styles entamés au XXe siècle. Car chaque créateur proposait un univers unique, richement inspiré par ses expériences individuelles propres. Finalement, la musique contemporaine demeurera déroutante, non pas parce qu’elle cherche à nous faire entendre l’inouï, mais parce qu’elle n’aura jamais le même visage, toujours en constant contraste.
Les quatre candidats…
L’édition 2018 débutait donc par L’inévitable idéalisme de Patrick Giguère, une œuvre aux effluves quelque peu romantiques, mais avec une inspiration toute contemporaine, ne serait-ce que par ses questionnements et ses introspections. La forme et le déploiement de cette pièce en sont les plus grandes réussites : les premiers gestes sonores étant obscurs, imprécis, maladroits et clopinant, parsemés d’accords de toute sorte au piano, et qui finissent par s’unifier, se construire, s’ordonner, se diriger vers un déploiement plus ample, vers un geste plus affirmé, une construction plus sûre et convaincante. Ce n’est certes pas un développement classique, mais le parcours se dessine avec conviction (celle de l’idéaliste) et se dirige vers une forme de fatalité (l’« inévitable » du titre !). L’œuvre permet de créer une tension sublime et absorbe l’auditeur jusqu’à sa fin, aussi abrupte qu’inévitable.
On savait déjà que James O’Callaghan était très habile à créer des univers cohérents avec toutes sortes de bruits et de sonorités improbables. Avec Close/Close, il a démontré à nouveau cette habileté qui lui semble si naturelle. Optant pour une exploration des paysages sonores des villes que traversera la tournée pancanadienne de Génération, il s’est amusé à créer un dialogue entre des éléments préenregistrés et les musiciens de l’ensemble. Le tout est diaboliquement efficace : les sonorités bruitées faisant écho aux sons enregistrés étaient à ce point précises qu’on ne savait plus trop ce qui était attribuable aux instruments ou à la partie électroacoustique. Ces paysages sonores se modulant l’un après l’autre dans une poésie évanescente, dans une écoute qui pouvait nourrir l’imaginaire à de nombreux niveaux d’interprétation. Un seul hic : le compositeur a aussi choisi d’explorer avec la violoncelliste Chloé Dominguez une interaction entre son instrument et l’électronique. Il en est résulté un grand solo vers la fin de la pièce, une sorte de cadenza qui, si elle s’intégrait magistralement au geste final, a néanmoins donné l’impression de faire partie d’un autre monde, d’être la prémisse à une autre œuvre. Mais il s’agit là d’un reproche mineur tant la virtuosité du compositeur à créer un monde sonore aussi logique que déroutant captive l’auditeur.
La compositrice Sophie Dupuis a proposé avec Elles ont peint le crépuscule de noir et de blanc une œuvre formidablement cohérente, inspirée par l’œuvre du photographe américain Gregory Crewdson. Ce dernier construit des clichés aux contrastes saisissants et aux mises en scène dérangeantes, complexes, dans un archiréalisme frontal, presque froid et vulgaire. Fidèle à la source de son inspiration, Sophie Dupuis a construit sa pièce sur des contrastes émotifs forts et ciblés, agencés pour créer le trouble et le malaise. Il en résulte une œuvre sensuelle (dans l’optique où les sens sont interpelés, que la musique use de sensualité pour accrocher l’auditeur et maintenir son intérêt) sans être consensuelle, à la fois plaisante et dérangeante, agréable et effrayante… Une sorte de potpourri d’épisodes qui n’hésitent pas à aller vers des éléments mélodiques où encore vers des atmosphères tonales pour tisser une courtepointe de références émotives et sentimentales. J’aurais aimé faire le jeu de mot « en référence au John Adams de Naive and sentimental music », mais son propos n’a rien de naïf. En adéquation avec sa source d’inspiration, le tout est savamment construit et mis en scène dans ses plus infimes détails, sans pour autant laisser l’auditeur devant une œuvre froide, bien au contraire !
Le concert se terminait avec l’énergique et spectaculaire Sucrer le bec, l’œuvre la plus explosive du concert. Son compositeur, Thierry Tidrow, manie avec virtuosité un aspect souvent marginalisé, oublié ou même proscrit dans la musique contemporaine : l’humour et le plaisir ! Mais il le fait ici avec malice, comme une critique de la saturation de l’humour et du plaisir que la société du divertissement nous impose. Figuré comme un rush de sucre, cette explosion festive donne carrément le vertige. De par son côté dadaïste, il peut faire penser à Érik Satie (non pas dans l’esthétique, mais dans la construction fragmentée et dans le comique des contrastes entre les sections) ou encore au Berio de la Sinfonia (pour le collage virtuose et vertigineux), mais il réussit à donner une touche toute personnelle à cette œuvre qui semble clairement avoir été écrite avec le sourire (qu’il soit sincère ou narquois !)
… les deux invités…
J’ai eu l’occasion d’assister à la performance donnée le samedi 3 novembre 2018 au Musée National des Beaux-arts du Québec et pour l’occasion le concert s’enrichissait de deux créations de compositeurs de la Capitale-Nationale. Avec Combustions originelles 56, Mathieu Dumont a démontré un sens de la direction impeccable, créant une sorte de forme en arche quant à l’énergie de la pièce. Judicieusement placée avant la pièce de Patrick Giguère, avec lequel elle partage une similitude dans son déploiement dans l’espace — et peut-être même dans ses visées philosophiques — l’œuvre de Dumont use de toutes sortes de matériaux (incluant des éléments de pop, de rock et de minimalisme) pour créer une tension fulgurante et une décroissance d’énergie dosée et maîtrisée.
Quant à Maëva Clermont-Giguère, elle nous proposa Rétine optimiste, une pièce pour clarinette seule qui usait d’une panoplie d’effets hors normes pour nourrir un discours étonnant, coloré et personnel. Le tout revêtait un caractère quelque peu ludique d’où émanaient des préoccupations esthétiques sincères et bien maîtrisées.
Ces deux ajouts au programme se justifiaient de par leur source d’inspiration : une œuvre picturale choisie parmi celles de l’exposition dédiée à Marcel Barbeau, actuellement en cours au musée. Lors des entrevues pré-concert, les quatre compositeurs de Génération2018 se sont prêtés au jeu des parallèles avec l’œuvre de Barbeau, en hommage à l’artiste, qui était aussi un grand amateur de musique contemporaine. Le tout était sympathique, mais on atteignait vite les limites de cet exercice (surtout avec l’œuvre de Dupuis, déjà inspirée d’une photographie dont l’esthétique est à l’extrême opposée de celle de Barbeau).
… et les musiciens.
Fidèle à sa réputation, l’Ensemble contemporain de Montréal a démontré à quel point cette musique, grandement travaillée, pouvait prendre son envol par une interprétation investie, joyeuse et luxuriante. La formule a fait ses preuves : chaque œuvre était précédée d’une courte entrevue avec son créateur, menée ici par Gabriel Dharmoo, et qui permettait de comprendre les intentions de chacun et même de cibler des éléments musicaux liés à ces concepts créatifs. Et à la tête de l’aventure, la chef Véronique Lacroix planait comme un oiseau bienveillant.
Génération2018 : une excellente cuvée qui nous a fait découvrir quatre voix singulières qui, souhaitons-le, se déploieront avec panache dans les années à venir !