Enfin ! Après les interminables reports imposés par la pandémie, le spectacle L’Outre-rêve de l’ECM+ a finalement été présenté devant public !
On le sait, L’ECM+ et sa directrice artistique, Véronique Lacroix, explorent depuis de nombreuses années des propositions multidisciplinaires afin de rendre accessible la musique à un plus large public. En fait, bien au-delà de l’accessibilité, c’est un idéal de fusion des arts qui inspire Lacroix dans la conception de ces évènements. Cette fois-ci, la multidisciplinarité est poussée à son paroxysme : la musique tant instrumentale qu’électroacoustique étant couplée à la poésie, à l’art visuel, à la projection, à la danse, au théâtre et à la scénographie. Qui embrasse trop mal étreint, dit l’adage? Dangereux, oui, mais dans ce cas précis, la multiplication des disciplines artistiques crée une explosion de liens conceptuels, de rhizomes d’interprétation et de synapses créatives qui mènent à un spectacle (oui, un spectacle, bien plus qu’un concert) riche et stimulant, complexe parce qu’immense dans sa proposition et son discours, même si parfois survitaminé par les multiples possibles. Une sorte de corne d’abondance où il peut être difficile de tout absorber, mais où on trouve beaucoup de très belles et bonnes choses.
On plonge donc tout d’abord dans L’amour des oiseaux moches de Symon Henry. La démarche transdisciplinaire de l’artiste en fait un électron libre sur la scène musicale québécoise, mais aussi dans le milieu de la poésie et de l’art visuel. Pas facile de catégoriser ses œuvres, ce qui ne déplaira assurément pas à cet artiste queer qui se joue des étiquettes et les déjoue. L’amour des oiseaux moches est donc une véritable fusion de trois disciplines où la poésie se joint à l’art visuel et à la musique, la partition étant constituée d’œuvres picturales guidant les interprètes.
Cette poésie riche fait état d’une rage sourde qui gronde chez les «khawal – tapettes, freaks, guédailles, importé·es». Du côté visuel, la partition graphique se décline dans une peinture aux gestes expressifs, colorés, abstraits tout en flirtant avec une forme d’expressionnisme nouveau genre. D’ailleurs, la fusion des textes et de l’œuvre d’art visuelle fait déjà son chemin, le recueil imprimé ayant été finaliste au Prix du Gouverneur Général et – on l’a appris le jour même du spectacle – se retrouvant finaliste pour le prix Émile-Nelligan.
Et la musique? Comme pour toute partition graphique, la créativité des musiciens est ici mise à profit, voire à l’épreuve, pour réaliser une œuvre qui se veut à la fois personnelle — misant sur une synergie avec le texte —, tout autant que collective, chacun participant au discours créatif. Le processus est aussi exaltant qu’intriguant et engendre inévitablement beaucoup de questions chez le spectateur qui se demandent comment le geste musical est fixé?
Quant à sa réalisation scénique, la proposition est magnifique : les partitions projetées sur grand écran — couplées à la poésie essentiellement récitée plutôt que chantée, ce qui facilite grandement la compréhension du propos — prennent vie dans une scénographie et des éclairages simples dans leur essence, mais riches par leur connexion délicate avec le sujet. Si les questions sont abondantes quant à la réalisation musicale d’une telle partition, les réponses ne sont pas nécessairement claires, ce qui est peut-être là la clé de la démarche artistique de Symon Henry: Questionner, ce n’est pas imposer de nouvelles réponses, mais plutôt observer et éclairer différemment l’ordre des choses.
Projet ambitieux, L’amour des oiseaux moches s’inscrit aussi dans une conception plus large du spectacle telle que vue par Lacroix qui a confié à Henry le soin de composer le Prélude parlé du début, mais aussi des interludes musicaux insérés entre les 4 œuvres principales de L’Outre-Rêve. Confiés aux solistes Sarah Albu, soprano, Matti Pulkki, accordéon et Émilie Girard-Charest au violoncelle et à la scie musicale, ces intermèdes chercheraient à intégrer les trois autres œuvres au sein d’une méta-forme et d’un discours qui s’en trouve ainsi unifiés.
On poursuit avec la deuxième œuvre principale du spectacle, Recommencement, de Myriam Boucher alliant vidéo et bande électroacoustique au caractère méditatif et contemplatif. Ses sonorités douces, quelque peu humides (prémisse de la seconde partie de l’œuvre, où les images en chiaroscuro aquatique bercent les yeux et les oreilles), sont une forme d’évasion sur un texte extrait du recueil L’amour des oiseaux moches de Symon Henry, assurant ainsi une connexion directe avec le concept du spectacle. L’œuvre nous plonge dans une intimité et une simplicité rêveuse et hypnotisante. Une belle réussite dans son genre. Il est plutôt rare que la musique électroacoustique côtoie la musique instrumentale, les deux médiums ayant tendance à être diffusés séparément. Saluons cette audacieuse proposition de programmation.
Periperal exploder d’Annesley Black qui suit, explose dans tous les sens. Cette pièce foisonnante d’idées est aussi palpitante qu’intrigante. Ce qui débute par un duo de contrebasse et de percussions (essentiellement représentées par une mandibule d’âne!) explore ensuite l’espace acoustique avec divers instruments situés au balcon de la salle. L’apparition d’une danseuse assez tardivement dans le déroulement de l’œuvre ne manque pas de surprendre et relance le discours sur un ton ambigu, parfois drôle, parfois étrange, évoquant un pantomime de cabaret ou un numéro de burlesque. La pièce évolue de sorte que la danseuse semble prendre le relais de la cheffe d’orchestre, ses mouvements étant déclencheurs d’éléments musicaux et d’interactions avec les musiciens. Beaucoup de bonnes idées musicales et de moments forts intéressants dans cette œuvre à la finale particulièrement réussie, qui pèche cependant par excès baroque. La corne d’abondance déborderait-elle, ici… ?
Inverted light de Snežana Nešić est une création plus «classique» dans sa conception, sa structure et son développement, se présentant comme une sorte de monodrame à la courbe dramatique claire et efficace. Ce cheminement vers une finale sublime, à l’ardeur presque mystique, dévoile une esthétique sensible et brillante, articulée avec grande intelligence dans le traitement de la voix, tout comme dans le développement des idées instrumentales. L’ajout d’un accordéon pratiquement soliste qui rappelle les arias de Bach pour voix et instrument solo obligato, avec tout le pouvoir dramatique et la puissance musicale qui s’en dégagent, est des plus efficaces. La compositrice, elle-même accordéoniste, était apte à exploiter cet instrument de façon spectaculaire, créant des couleurs et textures aussi intéressantes que chatoyantes et expressives. Judicieusement placée à la fin de ce spectacle, cette œuvre clôturait l’aventure avec éclat, brio et émotion.
L’oeuvre-spectacle qu’est L’Outre-rêve forme ainsi une sorte d’utopie : un désir de fusion et d’exploration qui anime une croyance sans limites en la création. Outre la recherche esthétique, outre le désir de sens, outre la communication, cette œuvre d’art totale dévoile l’espérance quasi mystique que l’art peut tout, va partout, aborde tout. Cette célébration de la création tous azimuts a du caractère et du panache!
Un mot à propos des interprètes. Fidèles à leur réputation, les musiciens de l’ECM + étaient totalement impliqués dans leur performance. Il est clair que le plaisir de jouer sur scène, devant public, nourrissait leur art et insufflait une grande puissance au spectacle. Quand à Sarah Albu, sa performance était particulièrement remarquable. Elle semble être capable de tout : tant dans la récitation claire et juste de l’œuvre de Symon Henry (une telle quantité de texte à réciter par cœur, dans une performance avec musiciens, c’est prodigieux!) que dans le chant expressif et juste de l’œuvre de Snežana Nešić, elle a démontrée une aisance scénique d’un naturel fulgurant.
Énigmatique, imprévisible, pléthorique, ce spectacle pourrait aussi facilement dérouter. Mais dans cette effervescence, le spectateur trouvera ce qu’il veut aimer ou détester, ce qui peut l’interpeler ou l’indifférer, tant il difficile d’adhérer à l’entièreté de cette proposition multiple. C’est clairement une utopie. Une magnifique utopie…
Éric Champagne
L’Outre-rêve
Récits initiatiques transfrontaliers
Symon Henry (CA) : L’amour des oiseaux moches
Myriam Boucher (CA) : Recommencement
Annesley Black (All. / CA) : Peripheral exploder
Snežana Nešić (All. / RS) : Inverted light
Solistes :
Sarah Albu, art vocal
Émilie Girard-Charest, scie musicale et violoncelle
Matti Pulkki, accordéon
Lucie Vigneault, danse
ECM+ : 9 musiciens dirigés par Véronique Lacroix
Concepteur·rices :
Véronique Lacroix et Symon Henry, direction artistique
Marie-Josée Chartier, mise en scène et chorégraphie
Marie-Eve Fortier, scénographie
Marilène Bastien, costumes
Cédric Delorme-Bouchard, lumières
Kevin Gironnay, sonorisation
Roldophe St-Arneault, direction technique
Jeudi 9 septembre 2021, salle Pierre-Mercure
Webdiffusion du 11 septembre au 9 octobre