Lors du concert Entrée libre ! donné le mercredi 4 mai 2022 par l’Ensemble contemporain de Montréal à la Salle-Pierre-Mercure, plusieurs spectateurs ont été surpris, et même choqués d’apprendre qu’ils assistaient au chant du cygne de cette institution fondée il y a 35 ans par Véronique Lacroix. Ceux-là n’avaient pas assisté au concert Génération Plus ! du 23 novembre 2021, ou n’en avait pas eu d’échos. La directrice artistique et fondatrice de l’ECM+, déviant des introductions qu’elle nous faisait de chacune des pièces au programme, y avait alors, la voix atténuée par l’émotion, annoncé la chose.
C’est bouche béante (derrière mon masque) que j’écoutais Véronique dire à quel point la dernière année avait été éprouvante, la pandémie commandant trop de reports et d’annulations crève-cœur, dont celle de la série Génération, emblématique de l’ensemble. Ces écueils, parmi d’autres, ont sapé l’énergie, et tous les familiers de l’ECM+ savent à quel degré cette énergie y a été investie dans chaque projet, depuis la commande d’œuvres, leur interprétation selon les plus hautes exigences de qualité et la production de concerts et évènements qui rendent justice aux compositeurs et tentent de séduire l’auditeur ou d’emporter son adhésion. Ajoutez à cela toutes les obligations reliées à la saine gestion de l’organisme : demandes de subventions multiples, reddition de comptes, etc.
Sa brève annonce terminée, encore abasourdi, je ne pouvais pas ne pas oser me lever et témoigner à haute voix de la surprise qu’elle me causait, puis demander une ovation de reconnaissance de la part de la salle. Elle fut unanime : une ovation où désarroi, tristesse et admiration se mêlaient, j’en suis sûr, dans le cœur de tous ceux présents.
C’est cette même longue ovation qu’a reçu Véronique, et avec elle sa conjointe directrice générale de l’organisme, Natalie Watanabe, et toute son équipe, musiciens compris, le 4 mai.
= = = = =
Revenons sur ces deux éléments déclencheurs du présent article. Au concert Génération Plus ! du 23 novembre 2021, il n’y avait pas eu que la seule annonce-choc de Véronique Lacroix. Combinant une série qui nous faisait épisodiquement découvrir de jeunes interprètes talentueux (dont plusieurs deviendront d’ailleurs des recrues de l’ensemble professionnel) et celle, biennale, des Générations, l’évènement faisait coup double, côté pertinence, en nous présentant de jeunes duos et trios aussi solides que les œuvres au programme. Éva Lesage-Sokolovic au violon et Chloé Dumoulin au piano honorèrent superlativement le Concours d’ambiguïté du père de la première (Jean Lesage), alors que le trompettiste Antoine Mailloux, secondé par la même Dumoulin, vint à bout avec une aisance remarquable des embuches et périls de l’arrangement des Mysteries of the Macabre de Ligeti. Par ailleurs, autant il était justifié de reprendre les œuvres primées de l’édition 2020 de Génération (Anaphora de Matthew Ricketts, et Nimrod de Gabriel Dufour-Laperrière) à cause de la qualité que ces prix avaient reconnue,
[Le concert Génération 2020, où ces deux pièces figuraient, a fait l’objet d’un compte rendu de Benoît Côté publié sur Cette ville étrange en novembre 2020: http://www.cettevilleetrange.org/ECM+-generation2020-la-barre-haute/]
autant il valait la peine de découvrir dans un contexte professionnel la voix des plus singulière d’un compositeur ayant profité, au Conservatoire, de la politique de résidence de compositeurs étudiants auprès de la classe de musique contemporaine de Véronique Lacroix. L’opiniâtreté, le mélange d’austérité et de fantaisie tout autant que la variété formelle du trio Elle offrait la suave majesté des ruines de Jules Bastin-Fontaine me convainquaient de la justesse de cette inclusion d’un jeune compositeur doué dans un concert où l’ensemble de l’ECM+ se manifestait aussi.
On quittait donc ce concert avec l’impression d’un indispensable qui nous manquerait maintenant cruellement. La même qui nous resterait en fin de soirée le 4 mai, celle-là en plus fatale cependant…
Précédées chacune d’une courte vidéo grappillant quelques souvenirs parmi 35 années d’accomplissement (oh ! les jeunes visages des années 80 et 90 !), et sobrement habillées d’éclairages (sans vidéo aucune !), les trois œuvres au programme, toutes des créations – Comme bon lui semble de Sophie Dupuis, Nocturne d’Éric Champagne et Too Real / Feels Fake de James O’Callaghan – constituaient un véritable éloge au flair de la directrice artistique pour ses choix de programmation et de commandes. Il s’agit pour les trois susnommés d’œuvres de grande clarté et efficacité.
[On pourra lire des observations et impressions personnelles concernant ces trois pièces à la toute fin du présent article.]
Mais cet évènement était aussi un nouveau témoignage de la qualité, de l’éloquence, de la force de conviction que Véronique Lacroix arrive à susciter des interprètes qu’elle rassemble autour d’elle.
Quoi ?! On n’aurait donc plus cela ?!
C’est au sortir du concert que m’est venu le titre de cet article, qui me semble la formule-bilan que je voudrais attacher à l’ECM+ et à sa directrice, entourée de toute son équipe : susciter le meilleur des autres en donnant le meilleur de soi. Ceci valant aussi bien pour les compositeurs commandés / programmés que pour les interprètes soutenus ou associés.
Non pas que cette formule ne puisse pas s’appliquer à beaucoup de producteurs, interprètes et diffuseurs de la musique de création à Montréal au Québec (je trouverai bien une formule pour les Vaillancourt et Boudreau, pour ne nommer que ces deux-là), mais elle me semble particulièrement bien coller à celle qui ferme aujourd’hui le livre de l’Ensemble qu’elle a fondé.
Pour ne parler que de moi, qui ai collaboré de si nombreuses fois avec Véronique, que ce soit pour des projets liés au Conservatoire, où nous fûmes collègues pendant 18 ans (évènement Henri Pousseur, échanges avec le Mexique, avec la Belgique, avec Bordeaux, etc.), ou reliés à des commandes personnelles de nouvelles œuvres, j’ai pu mesurer toute l’exigence de cette amie. Je ne surprendrai personne, parmi les autres compositeurs qui ont eu affaire à elle, en mentionnant les réécritures, parfois multiples (et détaillées) qui m’ont incombé, demandées toujours pour rentabiliser au maximum le temps exigu de répétitions, pour que la lisibilité maximale de la partition contribue au succès, à la force de conviction musicale recherchée. De même, pour les projets communs (dont le très beau concert Gonneville-Satie (2019)), chaque aspect était examiné minutieusement à cette aune.
Je n’ai aucun doute que c’est cette exigence qui m’a fait produire – suscitées ou promises à la création par Véronique – des œuvres que je considère parmi les plus significatives de mon catalogue : Adonwe (1994), Le cheminement de la baleine (1998), Microphone Songs (2001 et 2009), Relais Papillons (2009), Chansons du bonhomme de chemin (2014).
Comme beaucoup de mes collègues, je dois beaucoup à Véronique Lacroix.
= = = = =
Je ne veux pas faire ici un bilan de l’ECM+ et de son apport unique à la vie musicale québécoise, canadienne et internationale. Le simple parcours des informations et archives affichées sur le site web de l’organisme devrait suffire à faire saisir l’importance du rôle qu’il a assumé et des actions qu’il a menées à bien depuis 1987. Le livre-souvenir publié en 2014 grâce à l’aide de la Fondation SOCAN et portant sur les 20 ans du volet Génération ajoutera maints détails à ce portrait, qui vaudrait bien qu’on lui consacrât maintenant, bientôt !, l’effort d’un livre. Non, pas de bilan : encore sur le choc, je veux simplement ici laisser surgir certaines réflexions que suscite cet évènement.
Après la semi-retraite de Lorraine Vaillancourt, fondatrice, directrice artistique et /ou musicale du Nouvel Ensemble Moderne, et celle, maintenant bien réelle, de Walter Boudreau après 33 ans passés comme directeur artistique de la SMCQ, le départ d’une Véronique Lacroix vient s’ajouter à ce qui ressemble à un changement d’ère au sein du petit milieu de la musique de création québécoise.
Dans cette ligne d’idées, dans ma tête tournent quelques lectures et expériences artistiques récentes, et qui se rejoignent curieusement, comme ces coïncidences qui n’en sont pas et qui finissent par se constituer en un thème : les propos de Michel Tremblay sur le vieillissement et le sentiment d’être dépassé par « les jeunes » (dans son roman hybride Le cœur en bandoulière et la pièce Cher Tchekov qu’il en a tirée), et aussi ceux du roman uchronique Vies parallèles de Benoît Côté, qui tourne autour de la génération qui aurait pris en charge le développement du Québec au lendemain d’un Oui au référendum de 1995. La proposition dramaturgique à la fois iconoclaste et charmante faite par Barrie Kosky et le Collectif 1927 pour La Flûte enchantée de Mozart présenté à l’OdeM vient s’ajouter aux nombreux brasse-camarade générationnels que j’expérimente ou perçois récemment. Il n’y a donc pas qu’à Toronto où ça se passe ! (Je fais ici allusion à la confirmation récente de la nomination du compositeur et chef Brian Current à la direction artistique et musicale de New Music Concerts, qui prend ainsi la relève du fondateur de l’organisme Robert Aitken, en poste depuis 1971 !)
Effet de la retraite de l’enseignement au Conservatoire, prise en 2015, ou de la conscience particulière de l’âge qu’elle occasionne, je remarque plus qu’avant le passage générationnel. (Le fait d’être grand-père met aussi son poids – heureux – dans la balance…) La participation à certains jurys, la programmation de certaines institutions me font sentir qu’un « esprit du temps », des questionnements esthétiques et des envies, taraudent les jeunes musiciens (compositeurs, interprètes, musicologues). Du côté des compositeurs, les avenues – techniques, esthétiques – qu’ils empruntent actuellement pour y répondre me semblent parfois proches, dans leurs grandes lignes, de celles qui prévalaient dans mes jeunes 20-30 ans. Les grands acquis des années d’après-guerre sont là, disponibles, et sont adoptés sans a priori de chapelle. Il y a toujours les tenants de l’écriture et de la recherche technique; il y a ceux qui ne jurent que par l’improvisation, la partition graphique ou verbale, ou par l’électro, ou la techno; il y aussi ceux qui rêvent d’une hâtive fréquentation du grand vedettariat (orchestre, opéra, interprètes canonisés) et qui peuvent adopter – naturellement ou par choix – l’esthétique qui y sera acceptée; il y a ceux qui veulent travailler à la démocratisation de l’art musical ou qui feront carrière dans l’enseignement. S’il y a jusqu’aux préoccupations woke qui s’invitent dans le petit monde de la création musicale, avec ses enjeux de représentation des identités et de la diversité, leurs porteurs ne devraient pas oublier ce que leurs aînés ou ancêtres des Trente glorieuses ou des roaring twenties ont pu défricher en leur temps sur ces plans.
Et tout ce beau monde doit « se tailler une place dans le monde », « gagner sa vie »…
Car le paysage où s’inscrivent ces jeunes générations, lui aussi, change. Les grandes institutions (orchestres, opéras, ensembles constitués, sociétés de production), comme les plus petites, affrontent elles-mêmes des conditions de financement et de médiatisation en constante mutation, dans un contexte d’internationalisation et de « diversification » accrues. Il y a aussi l’éclatement des moyens de diffusion, amplifié par la pandémie, la poursuite du désengagement des média publics, la mutation, sinon la disparition de la critique, le développement de l’internet, l’évolution même du goût musical : tout cela requiert des jeunes professionnels – compositeurs et interprètes – de bonnes antennes et une adaptation créative.
Lors du passage du flambeau intergénérationnel, si l’on salue souvent l’apport de « sang neuf » qui l’accompagne, on souhaite aussi que l’action de la génération qui cède sa place soit évaluée au mérite et éventuellement pérennisée, même si transformée.
Dans cette perspective, si la compositrice et enseignante Ana Sokolovic s’est publiquement engagée à reprendre et développer les multiples volets de la mission de la SMCQ, elle leur apportera aussi une expérience personnelle déjà très riche (catalogue bien garni d’œuvres reconnues pour leur originalité, réputation et contacts internationaux, chaire d’opéra à l’UdeM, etc.).
Que nous réservera le « passage du témoin » au NEM, qui semble encore en gestation ?
Quant à l’ECM+, on en regrettera le volet Génération, cette zone laboratoire dont ont profité plusieurs des plus prometteurs compositeurs canadiens en début de carrière. Distinct du Forum des jeunes compositeurs du NEM, dont la dernière édition remonte à 2012 (si mes informations sont exactes) et qui était plus orienté à l’international, ce programme de l’ECM+ a joué à fond la carte canadienne, démultipliant de ce fait les occasions d’épanouissement dans un contexte proche, et contribuant à l’émulation du milieu.
C’est aussi une pépinière des jeunes interprètes de musique contemporaine qui disparaît. Regardez qui joue aisément cette musique aujourd’hui dans quelques ensembles professionnels et vous retracerez le passage de plusieurs de ces jeunes interprètes talentueux à travers l’ECM+ et sa filière au conservatoire.
Et enfin, quant aux grands concerts thématiques, ce lieu des plus riche en découvertes musicales et en mode de représentation, nombreux seront ceux qui pourront témoigner des effets qu’ils ont eus sur notre milieu, notamment sur les carrières des créateurs.
= = = = =
Avec le chapitre de l’ECM+ qui se clôt, et ayant en pensée les changements au NEM et à la SMCQ, je veux maintenant croire que les gênes de l’exigence de cette génération qui est en train de passer le flambeau circulent maintenant dans les veines de celles et ceux qui prennent ou prendront la relève. Une exigence adressée autant à la substance musicale que doivent livrer les compositeurs qu’à la force de conviction que doivent rechercher les interprètes qui prennent en charge la communication-transmission-diffusion de cette substance.
Le meilleur de soi, suscité par des gens qui, comme Véronique Lacroix, en demandent autant d’eux-mêmes : il me semble que les plus grands plaisirs de l’art en dépendent.
Michel Gonneville
21 mai 2022
PS : un espoir ? Ai-je entendu un « au revoir » dans les quelques mots que Véronique adressait au public durant le concert du 4 mai ? Elle y parlait des « prochaines retrouvailles musicales qui nous attendent dans un futur encore inconnu, mais pourquoi pas, impromptu…? »
PS2 : Dans la même perspective de transition générationnelle, celle-ci effectuée sur un plus long terme, on lira avec intérêt l’article publié dans le numéro 25 de la revue L’Opéra (automne 2020) et portant sur les 30 ans de la compagnie lyrique de création Chants libres, particulièrement les toutes dernières questions où la fondatrice de l’organisme, Pauline Vaillancourt, et sa successeur désignée, Marie-Annick Béliveau, s’expriment sur la vision qu’elles partagent quant à la manière d’effectuer cette transition. (Voir : https://issuu.com/chantslibres/docs/l_op_ra__2020_-n__25-_entretien-_tir_-_-part)
= = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = = =
Observations et impressions personnelles
sur les œuvres présentées au concert du 4 mai 2022
Note : le concert entier, avec ses vidéos-bilans et le mot de Véronique Lacroix, peut être visionné / réécouté jusqu’au 30 juin depuis la page suivante du site web de l’ECM+ : https://ECM+.qc.ca/spectacle.php?id=138&titre=Entrée-libre!&lang=f
où l’on peut également consulter le programme de l’événement.
Les textes qui suivent ont été élaborés à partir des notes prises pendant ou à la suite d’une deuxième, voire d’une troisième audition de chacune des œuvres.
= = = = =
Sophie Dupuis : Comme bon lui semble, 15 min.
À partir d’un unisson brodé, ce début aux allures d’intro, est assez typique de beaucoup de pièces de musique contemporaine, dont on s’attend à ce que peu à peu cet unisson s’élargisse et lance bientôt un développement. Mais ici, la périodicité de cette broderie, le retour tout aussi périodique de l’unisson après élargissement s’imposent peu à peu et pourront, rétrospectivement, être presque considérés comme le « thème » véritable de cette pièce. L’éloignement est croissant, se complexifie, se densifie après chaque retour à l’unisson, qui est bientôt octavié, tout cela se doublant d’un crescendo, et tout à coup, la pulsation devient 3 fois plus rapide (on passe de la noire au triolet). Après la culmination de cette première phase : diminuendo, réduction sur une quinte puis à un nouvel unisson, pulsé cette fois en rythme de trochée (longue / brève). À partir de là, nouvelle expansion, en 1/4 de tons cette fois, ce qui donne un saisissant effet d’épaississement, et tout à coup, abruptement, cela devient chaotique : éparpillements en soufflés, glissandi, brèves refocalisations sur des accords glissés, effets doppler, lenteurs pulsées, appels avec échos, etc. Matières grossières : glissandi et chocs, morcellements, clusters, flutter, multiphoniques, effets de percussions, avec quelques courtes stases (réductions d’activité) dont la dernière est forte. Alors, à partir d’une pédale grave commence une très étrange danse en 15 temps dont les accords se focalisent sur une octave à tous les premiers temps, constituant ainsi des phrases cycliques. Accroissements et crescendo de nouveau. (Ici, j’ai pensé au grand développement d’accords en expansion vers la 24e minute du De staat de Louis Andriessen !) Le tout s’allège, devient staccato. Retour de l’étrange danse, à 12 temps cette fois, et puis tout va se défaire : après réduction sur une note, et un bref sursaut d’accroissement harmonique sur pédale rythmique, les instruments déphasent leurs restes de périodicités, les notes deviennent souffles qui s’étirent aussi longuement que l’unisson initial, jusqu’à ne plus laisser que ce frottement respiratoire sur la grosse caisse.
Il y a dans cette pièce une sorte d’évidence formelle, une efficace dramaturgie des matières, qui m’ont convaincu d’emblée, et les auditions subséquentes n’ont fait qu’enrichir cette impression, et j’écoutais alors la plénitude des harmonies, la vitalité rythmique, les désordres judicieux. De ce fait, Sophie Dupuis, dont je ne connaissais à peu près rien, est devenue une fabuleuse découverte pour moi.
= = = = =
Éric Champagne : Nocturne, 12 min 30 sec.
Introduction : de brefs « sons de nuit », allusifs, entourés de silences, comme des respirs. Une phrase veut se bâtir, à partir de la flûte. Quelques notes de la soprano : c’est son premier refrain. Le hautbois l’entraîne dans un bref duo, bientôt détourné vers la première des trois allusions stylistiques que j’ai relevées dans cette pièce (et que m’a confirmées et précisées le compositeur par courriel) : un court swing relax de boîte de nuit. Gershwin n’est pas loin ! La soprano revient ensuite dans un registre plus « classique », soutenue par des fragments d’orchestre, et puis ce sera la flûte qui, accompagnée des vents, va bâtir avec eux quelques harmonies serrées, constituant ainsi une nouvelle section. Un autre duo de la soprano, cette fois avec le violoncelle grossira rapidement vers la seconde allusion stylistique, élaborée celle-là à partir de Berg, et formidablement orchestré. Diminuendo / réduction. Deuxième refrain de la soprano. Octaves de repos. Quelques notes de vibraphone seul. Amorcé par le violoncelle et la contrebasse et se répandant dans tout le quintette des cordes, un contrepoint, intrigant quant à ses règles implicites, aux tournures quasi-tonales altérées, grossit, monte, laissant à la fin passer quelques mesures du Nocturne en mi bémol majeur de Chopin jouées au piano. Octaves de repos. À partir de la trompette, un unisson se déplace ensuite, à travers les cuivres, qui dialoguent en effets de sourdines avec la soprano et préparent un grand choral forte magnifiant la ligne vocale par des accords parallèles qui évoquent cette fois avec puissance le Vivier ultime, celui des Trois airs pour un opéra imaginaire. Climax aigu de cette troisième allusion stylistique, d’où tout cela se défait… Retour aux sons de nuit, clochettes et de piano aigu s’égrenant au-dessus du troisième refrain de la soprano – grande et versatile Sarah Albu ! – qui quitte la scène en vocalisant doucement.
Ce cheminement formel de la musique s’avère une concrétisation convaincante de la notice que le compositeur a fournie pour le programme du concert. Parmi les « émotions complexes et presque contradictoires » que la nuit charrie pour lui, (la Nuit, thème ô combien romantique !), les allusions stylistiques (les « obsessions musicales qui m’habitent ») sont les éléments prégnants de cette œuvre. Manifestations de figures tutélaires indépassables, elles renvoient toujours l’admirateur à sa solitude, à son unique Lui-même, et ces retours introspectifs agissent alors comme une assise, avec, notamment, les doux refrains de la soprano. Ce « programme », cette métaphore extramusicale que notre imaginaire pourrait s’attacher à développer encore, s’incarne ici, bien ramassée, dans une œuvre qui respire comme un veilleur.
= = = = =
James O’Callaghan : TOO REAL / FEELS FAKE, 16 min.
Comme dans beaucoup de pièces mixtes, les sons électro sont ici intimement mêlés aux sons instrumentaux, parfois distincts, parfois confondus. Ainsi, les tensions initiales de l’œuvre se constituent avec ces jeux rapides. Cependant, parmi la pléthore de sonorités et de bruits parfois curieusement familiers, il y a une grande attention portée à la dimension harmonique, à la polarisation et à de possibles évocations stylistiques. Ainsi cette pédale grave peu après le début, et cet accord mineur diminuendo. – – – Et ça repart ! Bruits, à-coups, pôles, intervalles et harmonies récurrentes. – – – À partir d’un unisson-pédale dans le médium, petite mélodie ornée démarrée par cor-violoncelle (issue de quelque folklore ?) passée à divers instruments, basculant vers la distorsion. – – – Désordre sur scansions iambiques (brève / longue) ff, en pédale rythmique. – Silence soudain. – Solo évanescent de violon, en bribes séparées par des silences, avec prolongation électronique de sa dernière note. – – – De là, pp, petits oiseaux, appeaux, pizzicati, perles sonores, Véronique Lacroix laissant vivre ces jeux aléatoires. – – – Coups, abrupts encore, contrastes, spatialisés. – – – Sur fond d’arpèges et avec une basse et des percussions scandées, vastes accords diatoniques. – – – On change encore : duo de flûtes en hétérophonie, presque tibétaine, sur des fonds orchestraux et bruits pppp – – – Très riche ! Il faut s’accrocher ! – – – Un flutter grave de basson devient une note grave de chant tuva. – – – Arpèges de nouveau, encore des a-coups, alternant avec des couches douces. – – – Arpèges de piano fusionnant peu à peu avec un grand accord consonant confié aux voix des instrumentistes. – – – Grand désordre, mais avec une audible progression harmonique tonale. – – – Balancements doux sur une pédale gargarisée et vibraphone à l’archet. (C’est remarquable : tous les instrumentistes ont toujours un rôle audible à jouer ; ils ne se perdent pas dans la confusion avec les sons électroniques !) – – – Nuages. Silences. Rebonds. Arcanson frotté. Sortie de la cheffe, serrant sa partition sur elle. – – – Et la conclusion : solo de la flûte avec accompagnement d’un orchestre invisible (Mais où es-tu partie !?). Souffles restants…
Autant les œuvres de Dupuis et de Champagne m’ont saisi, sur le plan de la forme, l’une par son évidence, l’autre par sa lente respiration, autant celle-ci m’a happé dans son tourbillon dont les notes ci-dessus reflètent la nature changeante. Parmi les quelques œuvres de James O’Callaghan que je connais, celle-ci m’apparaît des plus réussie. Car des temps forts, des séductions sonores, des progressions harmoniques, des pulsations, des allusions émergent de cette forme sectionnée, prennent le temps de s’établir et esquivent maintes fois le danger de l’annulation des contrastes par effet de saturation. En tout cas, mon intérêt a été maintenu tout du long, et renouvelé à chaque audition.