Les 17 et 18 mars derniers, à l’ancienne École des beaux-arts, située rue Saint-Urbain à Montréal, s’est tenu un colloque-laboratoire de recherche-création intitulé L’Imprévu : de l’erreur à l’errance (voir le site ici). Cet événement, au thème pour le moins singulier, était organisé par le Laboratoire de Création sonore : cinéma, arts médiatiques, arts du son, dirigé par Frédéric Dallaire et Serge Cardinal, le tout grâce au soutien de l’Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique (OICRM), de la Faculté des arts et des sciences, du Vice-décanat à la recherche, à la création et à l’innovation de l’Université de Montréal, du Département d’histoire de l’art et d’études cinématographiques de l’Université de Montréal, et de Hexagram-UQAM.
L’ancienne École des beaux-arts est un édifice inoccupé, vide et laissé en l’état, en attente d’un éventuel acheteur. Il s’ouvre sur une entrée magnifique et se déploie sur trois étages. Un grand escalier central mène aux étages et aux différents espaces, dont deux sont « squattés » par les installations sonores de Mario Gauthier et Anne-Françoise Jacques.
L’installation in situ de Mario Gauthier, intitulé Q.E.D. — du latin « quod erat demonstrandum » c’est-à-dire « ce qu’il fallait démontrer » — propose une exploration des rapports entre présence et absence, présence de l’absence et absence dans la présence. Elle est située au deuxième étage, dans une grande salle rectangulaire au plafond haut, dont un mur donne sur la rue et laisse en- tendre la rumeur de la ville. Les murs et le plancher peints en noir portent les traces du temps. Le lieu est vide d’objets, mais rempli de sons, de voix, de grincements et de grondements à faible intensité. À la longue, on distingue la provenance de ces sons : un escalier, situé tout au fond, mène à un palier muni d’une balustrade sur laquelle sont attachés quelques cônes de haut-parleurs. On en retrouve d’autres dans les marches, et un petit transducteur de surface est posé sur une fenêtre. Enfin, en retrait, sous la balustrade, un haut-parleur, placé sur une petite chaise noire, invite les auditeurs à venir s’assoir en vis-à-vis, s’ils souhaitent saisir le sens des mots de ces voix qui, autrement, se perdent dans une installation aux multiples perspectives sonores et visuelles.
Six lecteurs de fichiers sonores (lecteurs portatifs de CD et ordinateur), dissimulés, alimentent les différents types de haut-parleurs : nus, traditionnels et de surface. Ces derniers, de taille discrète, sont pour ainsi dire invisibles, sauf celui placé sur la fenêtre. Ils se trouvent sur le calorifère métallique et sur le système d’aération, ce long rectangle vide de métal près du plafond et qui fait toute la longueur de la salle. Ils ont pour fonction de mettre en vibration les matériaux mêmes de l’endroit. Il ne s’agit pas d’une amplification des sons présents, mais plutôt de la mise en vibration des matériaux par des sons et des fréquences spécifiquement choisis pour le lieu et la thématique du colloque. Par exemple, le son percussif d’un pont sur lequel passe une voiture résonne dans la fenêtre (thème de l’errance). Un son grave fait vibrer et grincer le métal du calorifère (thème de l’erreur). Des fréquences moyennes dans les hauteurs remplissent l’espace d’une présence sonore ressentie, mais sans qu’on puisse en préciser la source. Est-ce afin de créer des rêveries éveillées ? Comme Mario Gauthier le mentionne dans la présentation de ses Voix errantes (2011-2012) :
Corporelle, la voix devient autre dès qu’elle est capturée par un média. Sans corps, elle se déploie alors en une arborescence dans laquelle temps, pensées, espaces, sons, sens et sensations engendrent, par glissements progressifs, des espèces de «rêveries éveillées» (Bachelard). (http://www.creationsonore.ca/)
Le tête-à-tête avec le sens et le texte se fait par un déplacement vers le haut-parleur et la chaise, placés comme en aparté, sous la balustrade. Car cette installation est à double entrée : il y a celle du son qui sculpte et donne des reliefs inattendus à la pièce et – plus discrète – celle de la voix enregistrée, sujet d’exploration privilégié pour l’homme de radio qu’est Mario Gauthier. Cage, Molinari, Schaeffer, Duchamp, et Deleuze sont convoqués et leurs idées acquièrent, par leur présentation dans cet espace et dans le cadre de ce colloque, un nouvel éclairage – une nouvelle présence ? -, selon une mise en situation efficace qui permet une réflexion en contexte sur la présence et l’absence, la temporalité (l’écoute dans le moment présent d’un texte, d’une lecture et d’un enregistrement appartenant à des temps différents), le montage (six fichiers sonores de différentes durées, dont les interventions sonores sont découpées par des plages de silence irrégulières, jouant en continu), du vrai et du faux (sons des matériaux, de l’immeuble ou sons superposés) etc.
Alors oui : Q.E.D.
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Le premier étage de l’École des beaux-arts est constitué d’une enfilade de plusieurs petites salles vitrées auxquelles on accède par différents paliers d’une ou deux marches. Anne-Françoise Jacques a parsemé ici et là ses petites machineries poétiques et électriques. Comme dans un jardin, on déambule, se penchant ici pour entendre au plus près, s’arrêtant là pour écouter, s’émerveiller de la simplicité des matériaux utilisés et de l’attention portée aux détails de la présentation. Certaines machines ne font presque plus de son, d’autres sont arrêtées. Nous sommes dans le précaire, dans l’imprévu. Ça peut s’arrêter, à cause d’un bris, d’une pile morte ou que sais-je. Et c’est cette précarité qui fascine et permet d’ouvrir sur l’entre-deux des possibles : ni tout à fait mécanique, ni tout à fait organique. Il y a là tout un monde insoupçonné : le entre comme lieu des possibles et des inventions.
Les matériaux de prédilection de Anne-Françoise Jacques, sont les moteurs des cassettophones, les microphones contacts, des pinces à linge, des engrenages et de petits objets du quotidien, qu’elle met en résonance par différentes techniques d’amplification. Il y aurait des liens à établir avec les sculptures de Tinguely, notamment cette idée de récupération des matériaux, et celle de machines qui ne produisent rien, mais les machines de Jacques n’ont pas le comportement aléatoire ni les mouvements saccadés de leurs pendants chez l’artiste français. Ou encore, des liens avec le mouvement des automates ou autres robots modernes, qui tentent de reproduire des gestes humains. Mais le presque-rien des matériaux mis en résonance et tournoyants sur eux-mêmes nous parlent d’autres choses : du temps, de la perception, de l’écoute. La filiation serait plutôt à chercher du côté de la musique concrète et de la philosophie de Cage, qui considérait que « the things that happen to us daily change our hearing and our whole experience [of listening] [1] ».
Car ce travail porte sur l’écoute. Sur la fascination, toujours renouvelée, de prendre un microphone – ici des microphones contacts – pour nous faire découvrir les sons du quotidien : le frottement d’une branche sur un nid de guêpes, le son résonant d’un tube de carton, d’un morceau de placoplâtre et de bien d’autres choses encore. L’artiste sonore procède non seulement à une poétisation des objets du quotidien par l’écoute, mais pose la question du quoi, où et comment écouter.
Anne-Françoise Jacques, Nid de guêpes.
https://soundcloud.com/annef/direct-current-wasp-nest
Ajoutez à cela la fascination pour le mouvement, qui s’empare de nous à la vue d’un petit moteur qui tourne pour rien, pour nous séduire. C’est « une petite fête locale, un objet défini par son mouvement et qui n’existe pas en dehors de lui, une fleur qui se fane dès qu’elle s’arrête, un jeu pur de mouvement comme il y a de purs jeux de lumière[2] ». Lorsqu’on parle de moteurs, il faut spécifier qu’il s’agit plutôt ici de mettre en rotation, comme une ré-invention du tourne-disque. D’ailleurs, dans plusieurs des Inventions non-cataloguées d’Anne-Françoise Jacques, un bras vertical relie le microphone à l’objet-surface tournoyant, amplifié et souvent associé à des résonateurs acoustiques qui prennent la forme de cornets.
Ça tourne et ça fait tourner les méninges. Ce qui est frappant, dans ces Inventions, c’est le lieu d’où elles parlent. Nous ne sommes pas dans le spectaculaire, ni dans la technologie de pointe, ni dans le «léché» ou la proposition prémâchée, mais plutôt dans une éthique (une économie) participative et écologique. À les parcourir, on se surprend à réfléchir à la vitesse, à la notion de puissance, à l’obsolescence programmée, la consommation et à l’art en général. Et c’est probablement grâce au parcours que l’artiste a créé dans son installation, une marche sonore impliquant une durée, que toutes les ramifications de ce travail se présentent ainsi tout simplement à nous, sans ingérence, laissant ainsi la pleine liberté au spectateur de participer à l’élaboration du sens. En cela, cette installation est un acte politique, car elle nous propose un rapport à l’œuvre peu exploité par la production dominante, vécu dans la lenteur, le silence, le calme et l’improductivité[3].
Monique Jean
[1] Richard Kostelanetz, Conversing with Cage, New York, New York : Routlege, 2003, p. 221.
[2] Jean-Paul Sartre, « Les Mobiles de Calder », dans Alexander Calder: Mobiles, Stabiles, Constellations, 1946, http://www.calder.org/life/selected-texts
[3] Alexandre Cadieux, « Un théâtre politique aujourd’hui », Le Devoir, mardi 22 mars 2012, p.B10. À propos du Colloque Théâtre, Liberté, Scandale. Que peut le transgressif pour les arts de la scène ?, Usine C. 17-18 mars 2016.