Réponse à l’article « L’un de nous » de Michel Gonneville publié dans la revue Circuit, volume 22, numéro 1, 2012.
Supposons qu’il faille déterminer à l’art une fonction fondamentale, d’un point de vue tant social qu’individuel, ce serait celle de divertir. Sortir momentanément la conscience de son site, lever l’ancre du réel, s’élever par delà ses frontières, dériver. Il existe une convention implicite entre l’artiste et l’autre : leur rencontre cherche à inscrire un moment hors temps et hors lieu, une expérience suspendue et artificielle qui s’inscrit sur un palimpseste imaginaire et qui met en perspective notre relation au monde. Voilà ce que nous cherchons : refaire, revoir, revivre le monde! L’échec de ce rituel, dans son exercice même, est très exactement comparable à celui du magicien qui rate son tour. L’art, c’est de la magie, la plus grande que je connaisse.
Il y a des effets et il y a des causes, c’est certain. On ne peut s’élever que si l’on a d’abord les deux pieds sur terre. Mais attention! Si je m’intéresse aux causes, j’analyse une œuvre jusqu’à ce que j’ai l’impression d’avoir saisi les éléments de leurs natures qui ont engendré tel ou tel effet. Car si je perds de vue l’effet, l’analyse des causes n’a plus aucun sens. Autrement dit, je m’intéresse aux causes pour comprendre les effets, les maîtriser et, à mon tour, en faire usage. Bach chez les franco-flamands, Mozart chez Bach, Beethoven chez Mozart, Liszt chez Beethoven, Wagner chez Liszt, Copperfield chez Houdini, Boulez chez Debussy, Lady Gaga chez Madonna…ouch ! C’est seulement lorsqu’il aura acquis désinvolture et précision que le magicien, le musicien, l’artiste enfin (!) pourra passer à la phase agréable, mais extrêmement délicate, du spectacle proprement dit.
Si l’art est la plus grande magie que je connaisse, c’est que son secret est éternel. Cela signifie que dans une recherche qui relie les effets de l’art à ses causes, il n’y a que ce que j’y trouve et non pas tout ce qui s’y retrouve. La quête est donc perpétuelle, tant pour l’artiste que pour son double. De la même manière, la diversion qu’engendre l’art atteint un autre qui forme tantôt une collectivité, tantôt une singularité et il se peut même qu’entre eux se produise, pour une même chose, une irréductibilité. Suis-je en ce moment sur le chemin théorique d’un plaidoyer pour le relativisme absolu ? Non. Ce qui donne à un tour de magie sa force, c’est la réussite de la diversion qu’il provoque. Ce qui le rend populaire est tout autre chose même si il a, au minimum, besoin de cette réussite : c’est le désir de répéter l’expérience. Et pourquoi donc répéter ? Et bien simplement parce qu’à chaque nouvelle fois de deux choses l’une : ou l’on revit la diversion, ou alors on perce le secret. Si l’un appelle à différentes formes ou manières, l’autre est tout simplement impossible. Le jeu de l’art est donc celui qui se tient très exactement entre le vrai et le faux et l’artiste ne sert a priori rien d’autre que cela. La maîtrise de ce jeu, c’est l’histoire de l’art. En être « maître », c’est la vocation de son fidèle sujet.
Tous les questionnements « modernes » par rapport aux « styles », aux « écoles », aux « esthétiques », aux « courants », aux « modes » (etc…) cherchent à comprendre les manières et les raisons de ces manières de faire de l’art. À côté de l’ergotage qu’ils engendrent, ils sont d’un grand intérêt pour l’artiste. En élaborant une manière de faire, une forme aux usages qu’il connaît, l’artiste crée une tension, fabrique une illusion. S’il y a un malentendu, ce serait peut-être celui-ci : à la nature essentiellement circonstancielle d’une manière de faire est associée une intention transcendantale, c’est-à-dire une « condition a priori de l’expérience » (Kant). Cela est une erreur, comme celle de croire que l’art sert avant tout à définir l’identité d’un artiste ou d’une collectivité. Justement, l’identité est cette condition a priori de l’expérience que « ses manières » trahissent !
Cet espace dans lequel navigue l’art, c’est-à-dire le rapport qui s’établit entre l’usage de la diversion et sa manière d’être, c’est ce que l’on appelle « la culture ». Nécessairement, l’artiste s’inscrit en elle non pas tant pour la définir, pour s’y substituer, mais très simplement pour que l’art puisse exister, pour que s’effectue momentanément une distance au réel. Tout ce qu’on en dit, tout ce qu’on en pense est un effet de l’art, l’effet d’un retour sur terre en quelque sorte. Son échec est de ne rien en penser, de ne rien en dire, comme s’il n’y avait jamais eu décollage !
« Qu’un cri élève nos chants !» est un tour de magie que j’ai conçu dans un contexte pour le moins particulier. S’il fonctionne, c’est qu’il a diverti et qu’il a effleuré, ne serait-ce que du bout des doigts, ce mystère ineffable : « comment cette chose a-t-elle pu se produire ? ». Si ces deux conditions ont pu se réaliser ensemble quelque part, j’aurai fait de l’art. Dans tous les cas, il me faut toujours retourner à ma table de travail !
Réponse à l’article « L’un de nous » de Michel Gonneville publié dans la revue Circuit, volume 22, numéro 1, 2012.
Supposons qu’il faille déterminer à l’art une fonction fondamentale, d’un point de vue tant social qu’individuel, ce serait celle de divertir. Sortir momentanément la conscience de son site, lever l’ancre du réel, s’élever par delà ses frontières, dériver. Il existe une convention implicite entre l’artiste et l’autre : leur rencontre cherche à inscrire un moment hors temps et hors lieu, une expérience suspendue et artificielle qui s’inscrit sur un palimpseste imaginaire et qui met en perspective notre relation au monde. Voilà ce que nous cherchons : refaire, revoir, revivre le monde! L’échec de ce rituel, dans son exercice même, est très exactement comparable à celui du magicien qui rate son tour. L’art, c’est de la magie, la plus grande que je connaisse.
Il y a des effets et il y a des causes, c’est certain. On ne peut s’élever que si l’on a d’abord les deux pieds sur terre. Mais attention! Si je m’intéresse aux causes, j’analyse une œuvre jusqu’à ce que j’ai l’impression d’avoir saisi les éléments de leurs natures qui ont engendré tel ou tel effet. Car si je perds de vue l’effet, l’analyse des causes n’a plus aucun sens. Autrement dit, je m’intéresse aux causes pour comprendre les effets, les maîtriser et, à mon tour, en faire usage. Bach chez les franco-flamands, Mozart chez Bach, Beethoven chez Mozart, Liszt chez Beethoven, Wagner chez Liszt, Copperfield chez Houdini, Boulez chez Debussy, Lady Gaga chez Madonna…ouch ! C’est seulement lorsqu’il aura acquis désinvolture et précision que le magicien, le musicien, l’artiste enfin (!) pourra passer à la phase agréable, mais extrêmement délicate, du spectacle proprement dit.
Si l’art est la plus grande magie que je connaisse, c’est que son secret est éternel. Cela signifie que dans une recherche qui relie les effets de l’art à ses causes, il n’y a que ce que j’y trouve et non pas tout ce qui s’y retrouve. La quête est donc perpétuelle, tant pour l’artiste que pour son double. De la même manière, la diversion qu’engendre l’art atteint un autre qui forme tantôt une collectivité, tantôt une singularité et il se peut même qu’entre eux se produise, pour une même chose, une irréductibilité. Suis-je en ce moment sur le chemin théorique d’un plaidoyer pour le relativisme absolu ? Non. Ce qui donne à un tour de magie sa force, c’est la réussite de la diversion qu’il provoque. Ce qui le rend populaire est tout autre chose même si il a, au minimum, besoin de cette réussite : c’est le désir de répéter l’expérience. Et pourquoi donc répéter ? Et bien simplement parce qu’à chaque nouvelle fois de deux choses l’une : ou l’on revit la diversion, ou alors on perce le secret. Si l’un appelle à différentes formes ou manières, l’autre est tout simplement impossible. Le jeu de l’art est donc celui qui se tient très exactement entre le vrai et le faux et l’artiste ne sert a priori rien d’autre que cela. La maîtrise de ce jeu, c’est l’histoire de l’art. En être « maître », c’est la vocation de son fidèle sujet.
Tous les questionnements « modernes » par rapport aux « styles », aux « écoles », aux « esthétiques », aux « courants », aux « modes » (etc…) cherchent à comprendre les manières et les raisons de ces manières de faire de l’art. À côté de l’ergotage qu’ils engendrent, ils sont d’un grand intérêt pour l’artiste. En élaborant une manière de faire, une forme aux usages qu’il connaît, l’artiste crée une tension, fabrique une illusion. S’il y a un malentendu, ce serait peut-être celui-ci : à la nature essentiellement circonstancielle d’une manière de faire est associée une intention transcendantale, c’est-à-dire une « condition a priori de l’expérience » (Kant). Cela est une erreur, comme celle de croire que l’art sert avant tout à définir l’identité d’un artiste ou d’une collectivité. Justement, l’identité est cette condition a priori de l’expérience que « ses manières » trahissent !
Cet espace dans lequel navigue l’art, c’est-à-dire le rapport qui s’établit entre l’usage de la diversion et sa manière d’être, c’est ce que l’on appelle « la culture ». Nécessairement, l’artiste s’inscrit en elle non pas tant pour la définir, pour s’y substituer, mais très simplement pour que l’art puisse exister, pour que s’effectue momentanément une distance au réel. Tout ce qu’on en dit, tout ce qu’on en pense est un effet de l’art, l’effet d’un retour sur terre en quelque sorte. Son échec est de ne rien en penser, de ne rien en dire, comme s’il n’y avait jamais eu décollage !
« Qu’un cri élève nos chants !» est un tour de magie que j’ai conçu dans un contexte pour le moins particulier. S’il fonctionne, c’est qu’il a diverti et qu’il a effleuré, ne serait-ce que du bout des doigts, ce mystère ineffable : « comment cette chose a-t-elle pu se produire ? ». Si ces deux conditions ont pu se réaliser ensemble quelque part, j’aurai fait de l’art. Dans tous les cas, il me faut toujours retourner à ma table de travail !