Dufort – Fitzell – Quevillon : de timbres et de gestes
Prélude au concert ECM+ Évanescence
23 janvier 2014, 19h30, Salle de concert du Conservatoire de musique de Montréal
La musique de Louis Dufort, de manière générale, se caractérise avant tout par deux aspects indissociés quant à son approche du sonore : un rapport foncièrement physique, sensuel, à la matière, ainsi qu’une volonté viscérale de clarté et d’efficacité formelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, au cours de l’entrevue de quelque trois heures que le compositeur m’a accordée, le nom de Pierre Boulez ait émergé à maintes reprises. Non plus un hasard la proximité conceptuelle tout à fait assumée avec certains compositeurs phares de la tradition française : sans nécessairement se réclamer de Ravel, de Rameau ou bien de l’héritage de l’École de Notre-Dame, le compositeur avoue une franche fascination pour un certain idéal esthétique qui a pu leur être commun.
http://www.youtube.com/watch?v=6015RkgIbhQ
Extrait de 4 Histoires Néguentropiques, Louis Dufort, 2012.
C’est pourtant à l’écoute de la création d’une pièce mixte d’un compositeur issu avant tout de ce qu’on a pu appeler « L’école électroacoustique de Montréal » que le public de l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) sera convié le 23 janvier prochain. Avec Les corpuscules agglutinés, pour musiciens spatialisés, bande multipiste et percussion électronique, Dufort en sera déjà à sa cinquième collaboration avec cet ensemble. À chaque fois, une approche technologique différente a été au rendez-vous : traitement en temps réel (Déflagration, 2002), traitement vidéo en temps réel (Trip à 6, 2003), support numérique (Plastide, 2007), puis vidéo et support numérique (Pulsaçion, 2009). À chaque fois, un approfondissement de son intérêt pour ce qu’il considère être fondamental dans la composition : l’idée que l’énergie accumulée dans les particules sonores doit se transmettre à l’intérieur d’un certain flux énergétique. Cette façon de concevoir la composition comme une écriture de l’énergie à l’intérieur de structures s’influençant, se perturbant, se définissant, mutuellement, Dufort la nomme systémique, et a consacré les quatre dernières années à la théoriser dans le cadre de sa thèse de doctorat.
Les corpuscules agglutinés ne sera pas pour autant une pièce pétrie d’intellectualisme : c’est avec une fierté fort à propos que le compositeur m’a présenté le patch max/msp[i] qui lui a servi à faire « co-émerger », selon sa terminologie, la forme de la pièce. Le procédé, proche d’un « jam formel» ou d’une « formalisation en temps réel », a d’abord consisté à préparer un ensemble de modules, sortes de claviers, si l’on veut, grâce auxquels il pouvait intervenir en temps direct sur le contenu de la pièce. Grâce à ces modules, il a pu contrôler la densité, les relations harmoniques, les caractères rythmiques et les timbres de ses corpuscules. Il a ensuite improvisé une quantité astronomique de versions de la pièce pour finalement sélectionner les éléments qui convenaient le plus à l’idéal qu’il se faisait de la pièce : un idéal sonore organique, sensuel, lisse et épuré.
Extrait de Les corpuscules agglutinés, mes. 187-188.
Au programme du même concert, deux œuvres du manitobain Gordon Fitzell seront présentées par l’ECM+, à quelques jours de l’enregistrement, par l’ensemble, d’un album-portrait Centredisque qui lui sera consacré. Réputé pour son éclectisme, ce compositeur à la feuille de route bien chargée travaille aussi bien du côté de la musique instrumentale qu’électronique, de l’installation que de l’improvisation.
http://www.youtube.com/watch?v=gBjuv0hn6f4
Extrait de :spin (2007), installation sonore.
http://www.youtube.com/watch?v=jE3UN9So6pM
Fitzell avec son groupe d’improvisation eXperimental Improvisational Ensemble.
Le public sera tout d’abord invité à entendre une version revue et corrigée de la toute première pièce commandée à Fitzell par l’ECM+, il y a tout juste 14 ans, dans le cadre du projet Génération 2000 : Flux, pour clarinettiste soliste et ensemble de chambre. Le compositeur était préoccupé et fasciné, lors de la composition de cette pièce, par le concept de temps dit « expérientiel », une idée qui a fasciné toute une génération de compositeurs, de Karlheinz Stockhausen à Marco Stroppa :
By experiential time we mean the following: when we hear a piece of music, processes of alteration follow each other at varying speeds; we have now more time to grasp alteration, now less. Accordingly, anything that is immediately repeated, or that we can recollect, is grasped more rapidly than what alters. We experience the passage of time in the intervals between alterations: when nothing alters at all, we lose our orientation in time. Thus even the repetition of an event is an alteration: something happens – then nothing happens – then again something happens. Even within a single process we experience alterations; it begins, it ends. [ii]
Flux explore donc le potentiel du fait de composer la perception, par l’auditeur, du flux temporel. Pour ce faire, Fitzell a, d’une part, écrit une ligne très active et furtive à la clarinette :
Extrait de Flux, mes. 1-3.
Cette ligne se trouve interrompue par et/ou confrontée à des colonnes monolithiques de son. Les oppositions horizontal/vertical, furtif/massif, fort/doux servent alors à articuler le discours, d’abord par dichotomie, puis par amalgames. Par le biais de ces idées, Fitzell tente d’approcher ce qu’il appelle un « elongated sense of now » via une « expérience subjective du temps ».
Pièce titre du concert, et seconde pièce mixte au programme, Evanescence (2001/2006), toujours de Gordon Fitzell, propose deux pôles compositionnels : d’une part une formalisation temporelle issue, une fois de plus, de théories proches de celles explorées par Stockhausen et, d’autre part, une large place laissée à l’improvisation quant au traitement électronique des instruments. Contrairement à l’approche de Louis Dufort, celle de Fitzell se permet une altération significative du timbre des instruments acoustiques : longues réverbérations, granulation, importante distorsion. Autant d’éléments qui ne sont pas sans rappeler un certain héritage de musique rock nord-américaine. La formalisation de la pièce, quant à elle, est fondée sur une corrélation hauteur/forme :
Violence[iii] comprises three large sections, each of which is based upon one primary pitch. The proportional length of each section is determined by a comparative analysis of the respective frequencies of the three pitches. The three primary pitches employed in Violence, E3, C4 and Ab4, are intervallically symmetrical (when listed in ascending or descending order), thus the proportion derived from their respective frequencies is the sole determinant in establishing the sectional durations for the piece. Once this proportion was established, it was inverted in order to match the longest section with the lowest primary pitch and the shortest section with the highest primary pitch. The resulting master proportion (which can be approximated by the simple ratio 3:5:2) was then applied to various levels and parameters of composition. For example, each of the three sections, whose length was determined by the master proportion, was subdivided according to the same proportion. Each resulting subsection was then subdivided again, and so on. The master proportion is also reflected in rhythmic relationships on the local level in a variety of manifestations.[iv]
Au-delà de ces considérations, ce qui retiendra le plus notre attention d’Evanescence, c’est un contrepoint de gestes d’une plasticité et d’une organicité très particulières. Tout comme chez Dufort, on ressent, dans le travail de Fitzell, l’apport d’un bagage culturel où se croisent et se confrontent des éléments de tradition européenne acquis bien après qu’un solide fond de musique populaire nord-américaine, teinté d’improvisation et empreint d’un amour du geste fort, ait forgé leur oreille. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’œuvre Musique sans Bruits, de Charles Quevillon complètera le programme du concert. La pièce est avant tout basée sur une étude approfondie de différents types de cloches, en particulier les cencerros, ou cloches à vaches chromatiques. L’écriture et l’orchestration particulièrement raffinée qui la caractérise nous semblent profondément enracinés dans des préoccupations très similaires à celles des deux autres compositeurs : un rapport très sensuel à la matière sonore et un amour communicatif du timbre.
Symon Henry
compositeur/artiste sonore
www.symonhenry.com
——————————————————————————————————————————-
Bande-annonce du concert Évanescence, présenté le 23 janvier 2014, 19h30, à la Salle de concert du Conservatoire de musique de Montréal (4750, rue Henri-Julien, Montréal) :
http://www.youtube.com/watch?v=X0B5m_zTVKA
Évènement Facebook :
https://www.facebook.com/events/545461858882654/?ref_newsfeed_story_type=regular
[i] Interface informatique de contrôle sonore.
[ii] STRUCTURE AND EXPERIENTIAL TIME. Karlheinz Stockhausen. Publié en anglais dans le Vol.2 de l’édition anglais de Die Reihe musical journal 1958. Reproduit ici: http://www.aarsom.org/artesonoroglobal/STRUCTURE%20AND%20EXPERIENTIAL%20TIME.PDF
[iii] Evanescence est, globalement, une version avec électronique d’une pièce plus ancienne intitulée Violence.
[iv] Extrait d’un courriel de Gordon Fitzell à l’auteur, janvier 2013.