Concert Les Amériques, Ensemble Paramirabo, Café Résonance, 24 janvier 2014
Jeffrey Stonehouse, flûtes; François Gagné, clarinettes; Geneviève Liboiron, violon; Viviana Gosselin, violoncelle; Gabrielle Gingras, piano
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D’abord saluer l’initiative de ce jeune ensemble d’investir ainsi un lieu public hors-circuit-musique-classique, à savoir ici le café Résonance, sis Avenue du Parc dans le Mile-End, qui affiche des concerts d’ensembles jazz/musique actuelle, et ce presque à tous les soirs! À l’instar des Poisson Rouge et autres SubCulture (New York), il y a ici une mouvance de démocratisation et un désir de proximité avec un public plus jeune, et le pari est réussi, car la moyenne d’âge de la salle comble ne dépassait sûrement pas 28 ans. Voilà qui nous change de la Maison Symphonique pour la clientèle (et le prix des places) mais aussi des petites salles plus traditionnellement associées à la musique de concert.
Le lieu sympathique dépourvu de réverbération naturelle n’a de toute évidence pas été choisi pour ses propriétés acoustiques, carence à laquelle on pallie par une légère amplification, ce qui métallise et durcit un peu la sonorité des instruments acoustiques. Mais l’enjeu et la musique, ultimement, n’en souffrent presque pas, car les œuvres présentées ici sont assez animées (parfois même assez volontairement sales) pour nourrir le lieu et l’écoute, que ce soit par bruitismes, par débits du flot sonore, ou par tempi rapides. De longues œuvres méditatives en pianissimi conviendraient sans doute moins. Du reste, le tout prenait un côté quasi-Cagien, en mêlant sans distinction au jeu des instrumentistes les bruits produits derrière le bar, les déplacements pour le service, tous faits discrètement mais présents quand même, avec lesquels l’auditeur devait composer son écoute.
Symon Henry, dans son arrangement de Shiraz de Claude Vivier, ajoute violon, violoncelle, flûtes et clarinettes au piano qui subsiste ici, dans une résultante globale hautement virtuose qui décuple habilement la perception du discours et des voix présentes dans l’original. Il y a bel et bien arrangement ici, comme dans les Zappa à suivre, et non simplement transcription. À la différence du timbre unique de l’original pour piano, les voix de l’harmonie sont scindées en timbres instrumentaux plus prégnants (notamment par la clarinette basse) qui gagnent une matérialité lyrique brute et puissante dans l’espace restreint (et brut!) de la salle.
In Every Place, Incense de Robert Hansler propose une plage bruitiste, sans apparente intention mélodique soutenue mais plutôt en lien avec ce qui est, déjà, devenu une tradition : approche du son par la fragmentation du discours, techniques de jeu inhabituelles, théâtralité de certains gestes, etc. C’est ici que le concert prend une couleur amériCa(gie)ne, avec ses ictus de bar, ses chuchotements du public et autres tintements éthyliques, avant de se terminer en soupirs sur scène et par de bruyants applaudissements dans la salle. On se demande d’ailleurs si de tels lieux non-orthodoxes ne facilitent pas des réactions plus spontanées et sonores du public, qui ajoutent sifflets et cris aux applaudissements standards. (Chassez le décorum et le naturel revient au galop).
I’m the Slime, de Frank Zappa, également brillamment arrangé par Symon Henry, nous plonge dans une autre Amérique, où… I’m the slime oozin’ out from your TV set…Your mind is totally controlled, it has been stuffed into my mold, and you will do as you are told until the rights to you are sold… Avec son riff mémorable, ses passages où le musicien flûtiste devient vocaliste, ses masses avec arco-grains à la Lachenmann, ses glissandi, parlando et autres techniques non-traditionnelles de jeu, le groove Zappa devient plus concret mais conserve son énergie, comme s’il gagnait en textures ce qu’il a perdu dans sa transmutation et sa « désamplification ». Il faut souligner ici le talent des interprètes de Paramirabo, pleinement engagés et expressifs devant le texte musical soigneusement noté. Ajoutons que Zappa y est sans doute aussi pour quelque chose! (Question : la musique plus spéculative et orchestrale contemporaine de Zappa lui survivra-t-elle autant que sa musique « électrique » ?) Ce qui est certain, c’est que cette dernière, (tradition en devenir?) attire plusieurs jeunes ensembles, dont plusieurs membres sont nés après que Zappa ait composé ces pièces… Encore une fois, plaisir manifeste du public et des interprètes.
Loin, du compositeur brésilien Rodrigo Bussad, prolongeait la lignée bruitiste de la soirée, en intégrant dans cette partition divers jeux à l’intérieur du piano, phonèmes et appels vocaux des musiciens et éclats granuleux de clarinette basse, pour constituer une pâte sonore séduisante, comme en a témoigné la réaction générale.
Dans un effet de contraste complet, suivait Coral, du maître argentin Astor Piazzola. Cette musique au langage tonal tendre avec ses marches de quinte et une belle finesse s’accommodait bien de la translation instrumentale requise pour l’arrangement, somme toute moins radicale que les précédentes, par rapport à son instrumentation et dirions-nous, son intention originale. Il nous a toutefois semblé que le passage exprimé à la clarinette basse aurait mieux convenu à une clarinette en si bémol, pour en garder la ronde essence langoureuse.
Présent au concert, Symon Henry-arrangeur a fait place au compositeur, en présentant brièvement son Intranquilité III (C’est en liesse), une série de 10 partitions graphiques à partir desquelles l’ensemble doit composer sa version de l’œuvre, en appliquant un ensemble de contraintes fixées par le compositeur quant à divers paramètres (par exemple, voici quelques-unes des consignes inscrites dans la partition : tempo libre pour chaque miniature… des éléments graphiquement proches quant à leur apparence et leur disposition devront être interprétés par des sonorités, registres et durées entretenant certains liens de parenté… les moyens de transposition sonore des éléments graphiques doivent donc être choisis par les interprètes, etc. Les œuvres visuelles conçues par Henry sont abstraites, relativement minimalistes, en gestes épars de noir, de gris et de rouge, et pourront rappeler certaines œuvres de Cy Twombly ou de Betty Goodwin. Leurs compositions visuelles dramatiques et non-figuratives sont donc lues et transmutées par les musiciens qui les transforment en objets sonores, par glissandis, grognements, arco grains, multiphoniques, whistle tones, sifflements, pour se terminer en une sorte d’affrontement vocal intranquille.
[On peut entendre la réalisation de l’œuvre par Paramirabo tout en visionnant les partitions graphiques au http://youtu.be/urf4DZZ0KIY
Il existe une forte parenté entre les œuvres de Henry, Bussad et Hansler, les trois relevant d’approches non-mélodiques et non-périodiques, orientées sur la recherche de timbres. Nous sommes ici dans l’instant, si ce n’est dans l’humeur, en absence de réseaux traditionnels de « hauteurs », ce qui rend le discours difficile à cerner dans sa forme et son poids, parfum qui passe… Les Intranquilités III de Henry se distinguent toutefois par leur découpage en courtes pièces, ce qui induit un effet de contraste et les singularisent déjà entre elles.
Retour de Zappa, l’arrangement de Henry délaisse la voix pour faire de Fifty-Fifty un instrumental tout aussi échevelé que l’original, avec ses soli hystériques qui conservent ici leur énergie initiale par le jeu convainquant des interprètes, qui se font aussi orgue, voire guitare électrique, avec une efficacité remarquable et toute la virtuosité requise. En fait, l’arrangement est si juste qu’il donne le sentiment d’une véritable musique de chambre originale.
Amériques, thème fécond, notamment par l’éclectisme et l’hétérogénéité incarnés par ces figures musicales déjà hybrides que furent Vivier et Zappa. Un ensemble comme Paramirabo et des concerts comme celui-ci confirment qu’un habile mélange de répertoires peut être un fertile révélateur d’influences et d’horizons. Amériques, colossal continent de musiques, où Vivier fut le contemporain de Zappa et Piazzola, et où Henry, Hansler et Bussad se retrouvent dans la forêt des timbres, au-delà de la géographie.
Marc Hyland
(www.marchyland.com)