Authenticité et accessibilité – Quelques précisions
Au début de l’année dernière, paraissait dans la revue Circuit (Volume 25 No. 1), sous la rubrique « Entendu dans Cette ville étrange » un texte que l’on m’avait commandé traitant de la notion d’accessibilité en musique contemporaine.
Dans ce texte, j’écorchais au passage certains jeunes compositeurs se prêtant, d’après moi, au jeu d’une accessibilité jugée factice. Voici le passage en question :
Associer le pouvoir du langage musical à un style en particulier et tenter de rejoindre le public en en imitant bêtement la facture est probablement la chose la plus stupide que puisse faire un compositeur. Aucun système, aucune technique, aucun style ne sont garants d’efficacité en ce sens. Les banals ersatz que nous servent de plus en plus les orchestres pour se dédouaner de l’obligation qui leur est faite de jouer des créations sont là pour le prouver. Et on ne peut que déplorer que certains de nos jeunes compositeurs acceptent, malheureusement, et ce, de plus en plus, de jouer ce jeu pour « être accessibles ».
Après avoir fait de nouveau référence à ce phénomène, je terminais mon texte avec la phrase suivante :
Au delà de la maitrise de l’écriture, pour réellement toucher l’autre, une qualité reste pour moi essentielle. C’est l’authenticité. Cela par ailleurs est vrai en toute chose. Il faudrait peut-être le dire aux jeunes compositeurs.
Or, il semblerait que cela ait vexé certains jeunes compositeurs qui, à ce qu’on m’a dit, ont vu là une critique générale envers l’ensemble de la génération émergente. Cela me désole profondément. Il s’agissait bien sûr d’une critique et il est vrai, d’une critique appuyée, mais elle ne visait définitivement pas l’ensemble des jeunes compositeurs, mais bien plutôt, et seulement, ceux auxquels je faisais référence dans le premier extrait cité plus haut. Comme je faisais mention de la pratique dénoncée juste avant ma conclusion, le lien avec les jeunes compositeurs précédemment visés m’apparaissait évident. Or, il semble que non. Il aurait peut-être été préférable que j’écrive quelque chose comme : « Il faudrait peut-être le dire aux jeunes compositeurs dont j’ai parlé plus haut. »
Cela étant, il n’y a évidemment pas que de jeunes compositeurs qui se laissent séduire par ce « miroir aux alouettes ». Il y en a aussi des moins jeunes. Alors pourquoi, de ceux qui s’y adonnent, viser précisément les jeunes ? Peut-être parce que, m’étant consacré de longues années à la promotion de la jeune création[1], cela me désole plus que d’autres. J’ajouterais aussi que je perçois la pratique dénoncée comme un courant qui prend de l’ampleur et dont les adeptes, chez les jeunes, sont beaucoup plus présents sur la scène musicale que les réactionnaires issus des générations précédentes. Disons-le sans ambages : ceux-ci m’agacent bien davantage que tous les Rachel Laurin ou Raymond Daveluy de ce monde.
Cela étant dit, si les jeunes compositeurs qui ont été vexés par mes propos font partie de ceux qui adhèrent à cette pratique, il est tout à fait légitime qu’ils se sentent visés.
Voilà pour ce qui est de la première précision.
On m’a aussi reproché de faire à ces jeunes compositeurs un procès d’intention ainsi que de tenter de restreindre leur liberté de création. Je répondrai séparément à ces critiques.
Parlons tout d’abord de la question de l’authenticité.
En m’accusant de leur faire un procès d’intention, on suppose par là que je mets en doute leur sincérité. Mais comment diable pourrais-je connaitre leurs intentions ? Je ne suis pas dans leurs têtes (et ne souhaite pas non plus y être). Les compositeurs qui se prêtent au jeu de cette fausse accessibilité en édulcorant leur pratique le font peut-être avec toute la sincérité du monde. La sincérité et l’authenticité, ce n’est pas la même chose. Lorsque l’on parle de création, l’authenticité est avant tout une question d’identité, de contexte culturel et historique. On n’est pas authentique par intention. On l’est ou on ne l’est pas. Par ailleurs, on peut très bien manquer d’authenticité avec toute la sincérité du monde. Les exemples de ça sont multiples, surtout chez-nous, québécois, qui peinons à nous débarrasser de notre complexe du colonisé. Et puis, ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ?
Mais si ces jeunes compositeurs pondent ces pâles imitations de musiques d’une autre époque avec sincérité, c’est, somme toute, bien plus désolant que s’ils le faisaient pour en tirer un avantage. Plus désolant parce que cela relèverait alors d’un profond manque de vision, d’une absence de réflexion de l’artiste sur sa condition, son environnement et, dans le cas qui nous occupe, sa place dans l’histoire.
Outre le racolage ou la paresse intellectuelle, je ne peux comprendre ce qui amène un compositeur, qui n’est pas Smetana, qui ne vit pas à l’époque de Smetana et qui plus est, habite l’Amérique du Nord, à écrire comme Smetana (ou R. Strauss, Stravinsky, Rachmaninov, peu importe), sachant surtout qu’il ne peut résulter de cet exercice autre chose qu’un bête sous-produit. Mais peut-être ne s’en aperçoit-il pas, justement.
On m’a aussi accusé de tenter d’imposer des limites à la création, voire des dogmes. Là, c’est à mon tour de me vexer ! S’il est quelqu’un qui a toujours prôné le refus des dogmes et la liberté dans la création, c’est bien moi. Ceux qui me connaissent et connaissent mon travail le savent très bien. Par ailleurs, les emprunts au passé ont tout à fait leur place dans ma création et il y a longtemps que je ne m’impose aucune limite dans l’emploi des matériaux, tant sur les plans mélodique qu’harmonique. Le problème n’est pas tant au niveau des matériaux employés que dans l’articulation et la forme dans laquelle ils s’insèrent.
Les structuralistes justifiaient jadis l’emploi des emprunts par l’intégration de ces derniers dans la structure même de l’œuvre, soit en en dégageant le matériau de base (on pense, entre autres ici, à la série des Offrandes de Serge Garant), soit en en calquant la forme globale tel une sorte de palimpseste (3e mouv. de Sinfonia de Berio). Toutes autres façons de faire n’étaient pour eux que vulgaires collages et étaient d’emblée reléguées à l’index. Ça, c’est que qu’on appelle un dogme ! Ce catéchisme s’est depuis estompé (sauf en France où, semble-t-il, on peine à se sortir du stade post-boulézien) et c’est tant mieux !
Mais après que le sérialisme ait poussé le langage traditionnel dans ses derniers retranchements, que restait-il à faire ? Comment dorénavant traiter les paramètres mélodiques et harmoniques ?
Devant ce cul-de-sac, la plupart des compositeurs choisissent aujourd’hui la voie spectrale et ne s’attardent presque exclusivement qu’au timbre et à la texture. Ce courant, que je salue, enrichit très fortement le langage, cela est indéniable. Mais en même temps, il le restreint. Pour cette raison, comme tous les courants artistiques, le spectralisme atteindra son apogée (si ce n’est déjà fait) et s’éteindra un jour par manque de renouvèlement. C’est forcé.
D’autres compositeurs ont trouvé à renouveler le langage en s’appuyant sur une expression harmonique dont le niveau de tension s’apparente à des musiques plus anciennes, mais en travaillant la forme et l’articulation rythmique d’une toute autre façon. On pense ici au minimalisme et à la musique répétitive, mais aussi à des compositeurs comme Arvo Pärt.
Il m’apparait, quant à moi, tout aussi légitime et pertinent d’utiliser les « saveurs » du passé comme autant de réminiscences puisées à la mémoire collective. Ce type de démarche a souvent été qualifiée de « post-moderne » (mot sans grande signification, s’il en est un). Ici, les références au passé prennent un tout autre sens, les emprunts se coupant bien souvent de leur sens premier, pour s’attacher à ce qu’ils évoquent pour l’auditeur contemporain. C’est ce qui moi m’intéresse lorsque j’utilise le pastiche ou la citation. L’ensemble des musiques existantes, et cela inclut le langage atonal, se présente à moi tel un immense terrain de jeu, une sorte de caverne d’Ali Baba où je puise sans vergogne et selon mon bon vouloir. Je sais, c’est très impur et surtout… pas très dogmatique.
Alors vous me direz : pourquoi reprocher à ces jeunes compositeurs d’en faire autant ? Parce que ce n’est pas cela qu’ils font, justement ! Ils n’empruntent pas, ils imitent. Lorsque l’on tente de séduire un public jugé frileux (jugé comme tel souvent à tort d’ailleurs) en lui servant une enfilade de clichés dans une articulation qui se veut réconfortante, là je ne marche pas.
Qui plus est, il en résulte généralement de la très mauvaise musique qui, jouxtée dans un même concert aux musiques de Tchaikovsky ou autres Malher, n’a d’autre effet que de conforter le grand public dans le préjugé qui veut que les compositeurs d’aujourd’hui soient bien moins bons que ceux d’autrefois.
Quant à la liberté de création, elle ne peut exister sans son pendant salutaire qui est la liberté de critique. Ces jeunes compositeurs peuvent bien écrire ce qu’ils veulent. Ce n’est pas moi qui vais les en empêcher. Mais j’espère bien qu’on a aussi le droit de dire ce qu’on en pense ! Dans le cas contraire, nous verserions dans un relativisme où l’on en viendrait à mettre allègrement sur le même pied les tableaux d’Alfred Pellan et ceux de Muriel Millard, où l’on accorderait autant de valeur à la musique de Zamfir qu’à celle de Jean-Sébastien Bach.
Ce que je déplore ici, c’est qu’un compositeur (jeune ou moins jeune) tente de me séduire en employant les procédés d’une autre époque. Ce que je déplore aussi, c’est de voir de plus en plus les grands orchestres attribuer leurs commandes à ces adeptes du plagiat déguisé, se dédouanant ainsi de l’obligation qui leur est faite par les différents Conseils des Arts de présenter des créations.
Et ce que je déplore surtout, c’est l’effet qu’exercent sur le grand public ces sous-produits musicaux. Sachant très bien que ce ne sont pas ces pâles imitations qui feront évoluer les gouts de mes contemporains, qui élargiront leurs horizons. Je ne crois vraiment pas non plus que ce sont ces musiques qui aideront à renouveler un public de plus en plus composé de têtes blanches. Pas plus ces musiques que les tentatives de séduction puériles faisant appel aux vedettes de la musique pop (Les trois accords à l’OSM, faut le faire !), autant de coups d’épée dans l’eau qui n’auront jamais pour effet de foncer les reflets capillaires de l’assistance lors des concerts réguliers. Cela révèle par ailleurs un manque de vision qui, à mon sens, frise la bêtise !
Sous ces considérations, je trouve plutôt enrageant de faire le triste constat que le peu de place dévolu à la création musicale par les orchestres soit principalement offert à des compositeurs de convenance.
Suite à ces précisions, j’espère que ma pensée paraitra plus claire aux lecteurs de mon précédent article.
André Hamel
compositeur
[1] André Hamel est co-fondateur de la SCAQ, devenue plus tard Codes d’Accès, et vouée principalement à la jeune création