Les 35 ans de SuperMusique
Pour fêter les 35 ans d’un organisme dédié à la musique, quoi de mieux qu’un concert? Le fêté : les Productions SuperMusique (PSM), un organisme unique en son genre qui s’est taillé une place de choix dans la promotion de la musique dite « actuelle », à la fois dynamique, vive et passionnée.
À travers les années, les PSM se sont distinguées par les mandats qu’elles se sont donnés. Ainsi, plutôt que de laisser le compositeur au milieu des crayons et des feuilles de musique, l’organisme préfère l’amener sur scène, et le compositeur d’une œuvre commandée par PSM se retrouve souvent à être son propre interprète. Il s’est également distingué comme un fier défenseur d’une musique exubérante axée sur l’improvisation.
Pour le concert « Klassik Graphik » du 24 mars donné à la Chapelle historique du Bon Pasteur, douze interprètes de l’Ensemble SuperMusique étaient placés en demi-cercle. Saxophonistes, guitariste, bassiste, percussionniste, tromboniste, platiniste et autres « istes » ont joué à partir de partitions dites graphiques. Ainsi, les trois compositrices et le compositeur avaient préalablement étalé sur des feuilles de musique des symboles et des dessins assez ouverts à l’interprétation, laissant aux interprètes une certaine liberté pour inventer leur partie.
Après une vidéo instructive et une présentation plutôt timide par les directrices artistiques Joane Hétu et Danielle Palardy-Roger, le concert a enfin commencé.
En arrivant par le nuage de Oort (2015) de Danielle Palardy-Roger était la pièce la plus classique de toutes. Petite leçon d’astronomie, le nuage de Oort est un ensemble de corps marquant la limite cosmographique de notre système solaire. Pour illustrer ce titre : un drone de souffle de violons et de saxophones se mêlant aux fréquences graves d’une basse frottée à l’archet. Sur un geste de Joane Hétu, la pièce tombait du magma sonore au pointillisme, et c’est à travers ces changements d’état que l’auditeur pouvait traverser les milliards de kilomètres séparant le nuage du Soleil. La pièce prit fin en un grand crescendo perçant, qui évoquait l’approche inexorable de la surface brûlante de notre étoile solaire.
ACE (2015), de Lori Freedman, est définitivement plus jazz, regroupant des sonorités typiques de big band, des échanges de soli, des roulements de batterie avec quelques interventions aux balais (ici, lire balais de batterie, et non balais pour dépoussiérer…). Une improvisation bien ficelée a eu lieu entre saxophone, violon et électronique. Mentionnons également le jeu impressionnant d’Isaiah Ceccarelli aux percussions.
La trotteuse (2015) de Bernard Falaise aura certainement charmé le public dès les premiers instants. Plus ludique, l’introduction évoque bien cette aiguille qui court constamment sur le cadran de la montre. J’en garde un souvenir de douceur, rythmée sur fond de polyrythmie, puisqu’en plus de l’instrumentarium des 12 instrumentistes, le compositeur leur avait demandé d’amener chacun un métronome, déclenché à intervalle régulier. La pièce a pris fin avec un léger fou rire quand, au lieu du silence indiqué sur la partition, nous avons pu entendre un appel téléphonique de cellulaire. Un(e) interprète dont nous tairons le nom avait omis de l’éteindre ! Toutefois, aucun malaise à avoir. Quoi qu’on dise sur les mélodies de sonneries de cellulaire, ce fut une fin tout à fait musicale et plutôt sympathique.
Chose certaine, la communication entre les musiciens était du tonnerre, et leurs interventions semblaient d’une précision chirurgicale. Cela dit, devant une aussi grande rigueur, peut-être le résultat d’heures de pratique, je crois avoir perdu la sensation d’assister à une improvisation, et par moment, je ne peux m’empêcher de trouver à la musique une certaine froideur. Les deux premières pièces semblaient très structurées, et nous étions loin des formes complètement ouvertes propres à certaines musiques improvisées.
Hurler la beauté de la chair (2013-2014) est une créature étrange. De quelle chair est-il question? Celle à aimer, ou celle à manger? Et la beauté, ne préfère-t-on pas la chanter? Peut-être, sauf qu’Émilie Girard-Charest ne préfère pas le chant… En effet, la pièce multiplie les effusions sonores stridentes, les mélodies écorchées et les rythmes de rock à la Bérurier noir.
Certainement la pièce la plus « fraîche » de la programmation de par son extravagance débordante, les affects qu’elle suscite me laissent songeur. La compositrice voulait que sa pièce soit une grande fête joyeuse, célébrant la vie dans ce qu’elle a de cru. Or, la pièce m’inspire tout sauf de la joie. C’était vrai lorsque j’ai assisté à la création en décembre 2013, et ce l’était également pour cette version remaniée spécialement pour l’Ensemble Supermusique. Alors que des comédiens répartis parmi l’audience prenaient la parole, je fus pris d’une mélancolie inexplicable, secoué par ce coït interrompu de musique éclatée et de voix lyrique racontant l’histoire de « deux escargots qui s’en vont à l’enterrement d’une feuille morte ».
À la fin, après une ronde d’applaudissements caricaturale, la scène devient littéralement dantesque, et la batterie rock se déchaîne alors que les comédiens mélangent moshing, headbang et gestes obscènes. Devant cette jouissance infernale et décadente, je ne peux m’empêcher de ressentir une profonde tristesse, celle qui est généralement remplacée par une envie folle de tout casser en riant.
À mon sens, la beauté est ce qui touche, non pas ce qui plaît au cœur. C’est pour cela que la beauté peut être quelque chose de terrible, et qu’Hurler la beauté de la chair me semble être une belle pièce.
Un bravo aux Productions SuperMusique pour ce beau concert. Vivement les 35 prochaines années.
Pierre-Luc Senécal