Naissance du label ACTE et lancement le 22 janvier à la Vitrola
Après une longue gestation, ce projet initié il y a plus de deux ans vient de se matérialiser. Quelques jours avant la sortie officielle de l’objet attendu, un CD avec son livret de 60 pages, voici quelques éléments de présentation de cette nouvelle étiquette québécoise.
Le compositeur dans la cité (et l’esprit communautaire)
Le compositeur d’aujourd’hui s’implique de plus en plus dans son siècle, écrit la musicologue Sophie Stévance dans l’introduction au récent ouvrage Composer au XXIè siècle, publié sous sa direction chez Vrin. À l’évidence, ce constat se vérifie avec la démarche de Simon Chioini et de Gabriel Ledoux, initiateurs et co-fondateurs d’ACTE, un nouveau label dédié aux musiques expérimentales qui dévoilera son premier opus ce 22 janvier à Montréal. Issus du Conservatoire de cette ville, où ils se sont rapprochés durant les événements du Printemps érable, ils ont tous deux à leur actif une solide expérience dans différents styles de musique pratiqués extra muros, collaborant entre autres projets avec des artistes du théâtre et de la danse (Gabriel Ledoux avec la compagnie Nébuleuse, Simon Chioini se produisant au sein de nombreux ensembles dont un duo de performance avec Matthew Schoen et le Soundwich).
S’impliquer, c’est bien sûr devenu une évidence, mais aussi une nécessité, signe d’un changement de mentalité chez beaucoup de compositeurs, qui ont décidé d’agir et de lutter contre le confinement des musiques de création, en proposant d’élargir la perspective dans une période d’incertitudes où les canaux traditionnels mis en place par les aînés ne suffisent plus. Il s’agit donc de créer les opportunités, d’aller plus que jamais chercher son public, en lien avec d’autres disciplines, de se produire dans des lieux permettant un contact en adéquation avec la musique programmée, le tout dans un esprit de communauté élargie trouvant ici sa source dans le Conservatoire de Montréal en tant que milieu, contexte et ressource.
Le Labo de composition pour voix expérimentale initié par Gabriel Dharmoo l’été dernier me paraît aussi emblématique de cet état d’esprit, l’interprète souhaitant contribuer à la vie de son lieu de résidence par une première présentation publique du travail réalisé jusque-là avec les 7 compositeurs participants. C’est là que j’ai fait connaissance avec la musique de Gabriel Ledoux dont la pièce Traité Dharmoonie m’avait laissé une forte impression: j’en retiens la virtuosité des changements d’atmosphère, le jeu plein d’humour avec les références du public en n’hésitant pas à flirter avec le kitsch ou l’appesantissement volontaire (ce qui ouvre une autre dimension), et la richesse de l’univers électronique.
Manifeste
À l’origine de ce projet, donc, un mouvement de contestation, et un contexte propice à de nouvelles expérimentations, le vide causé par les événements pouvant être mis à profit pour la création ainsi que pour nourrir des réflexions aussi urgentes que personnelles. La rencontre débouche selon les mots de Simon Chioini sur une volonté d’agir, de prendre les choses en main, dans le moment présent, de créer du changement, au moins pour nous-même, ce que le nom ACTE illustre sans équivoque.
Plus concrètement, l’accent est mis sur la qualité du travail, sur le choix délibéré d’une conception artisanale qui veut se donner les moyens d’atteindre le résultat visé. Un soin particulier est consacré à la pochette, dont le graphisme et le contenu sont pris avec autant de sérieux que la musique elle-même. Et bien sûr il s’agit de laisser une trace, en utilisant les ressources du studio pour fixer la musique comme elle ne peut sonner en concert, dans une approche s’inspirant notamment de la pratique d’autres styles musicaux. Tout cela (ainsi que la référence à Breton*) me fait penser à un manifeste, affirmant les valeurs et l’engagement des fondateurs d’ACTE à propos de l’avenir de l’objet CD.
Dans le futur, ils envisagent de jouer le rôle de curateurs, en proposant une manière de faire tout en restant ouverts à d’autres méthodes. La deuxième parution sera consacrée à la musique de Simon Chioini.
* Qui à l’origine voulait préfacer son recueil de poésie Poisson soluble par le Manifeste du Surréalisme.
ACTE 001 – Le vide parfait
A dessein en contradiction (apparente) avec son titre dont le sens et la pertinence sont par ailleurs tout à fait clairs (dans la mesure où l’auditeur est invité à créer l’espace favorable pour accueillir ces propositions sonores) la musique présentée ici m’a d’abord frappé par son hybridité (musique instrumentale / impro / électro), sa densité, et par la dualité malaise/plaisir d’écoute immédiat qui apparaît dès le début du disque.
D’une durée de 36 minutes, le CD contient deux pièces de longueur identique qui découlent d’un même projet musical incorporant des enregistrements vocaux liés à des événements tragiques (Waco, Columbine, le suicide collectif de la secte People’s Temple) à de la musique instrumentale et électronique écrite ou improvisée: Les poissons solubles ont peur du vide (créée en 2013 au Conservatoire et à écouter sur la page Soundcloud de Gabriel Ledoux) et Le rouge des crépuscules n’est qu’un détour à noyer (créé au printemps dernier au Conservatoire lors de la soutenance de maîtrise du compositeur et redonné en concert en ce même lieu dans le cadre de Septemberfest).
Musique « à la base » écrite, explorant les sons purs et la méditation (GL), Les poissons solubles ont peur du vide est proposée ici dans une version retravaillée et enrichie de nombreuses couches musicales (partie de batterie, électronique), ce qui pousse plus loin l’hybridité de la composition, amenant sa densité à un niveau supérieur. Trois des 6 parties constitutives comportent les enregistrements vocaux mentionnés plus haut (1, 4, 6), qui jouent ici un rôle déterminant de par leur présence brute au début et à la fin de la pièce.
Le rouge des crépuscules n’est qu’un détour à noyer a quant à elle été conçue pour le support, et se base sur une partie du matériel non-utilisé dans la première composition, plus en phase avec l’accent mis ici sur le bruit et les idées troubles (GL). Ses parties instrumentales sont plus développées que dans la première, de laquelle elle se différencie aussi par son entrée en matière dans la turbulence sonore et sa conclusion électronique en diminution, qui clôt donc l’entièreté de l’album.
Point commun entre les deux pièces, les transitions entre les différents espaces sonores se font par ruptures brutales, dynamisant le discours. Il faut souligner la qualité des interventions instrumentales, dont les parties écrites et improvisées ont été réalisées par de solides interprètes, choisis avec soin pour leur disponibilité à une collaboration fertile. De nombreux passages solistes ont ainsi été réalisés, qui confèrent à l’ensemble une qualité instrumentale vibrante, exécutée « avec ses tripes ».
Démontrant un souci de structure allant de la forme globale jusqu’à un calibrage sonore quasi webernien, le Vide parfait accroche tout d’abord par le choix du matériau et son utilisation cinématographique. À la différence de leur traitement chez Gavin Bryars (Jesus Blood Never Failed me yet), Steve Reich (Different Trains, The Cave, WTC 9/11), René Lussier (Le trésor de la langue) ou encore du groupe australien Topology, où les voix enregistrées sont « re-composées » (voir François Ribac) soit par incorporation d’un extrait dans un nouveau dispositif, soit par doublage instrumental, Gabriel Ledoux les laisse ici s’exprimer nues à des moments cruciaux, libérant la charge brute (et donc potentiellement dérangeante) de ces témoignages. De plus, le choix-même de ces passages (autre différence avec les compositeurs cités, comme si Steve Reich avait utilisé les voix de victimes ou celles des auteurs des crimes) peut poser un problème éthique… Cette question est d’ailleurs discutée dans plusieurs des textes du livret.
Ce qui me paraît intéressant ici est que ce parti pris ouvre la porte à de nombreuses questions, qui nous arrivent sous un jour particulier après les réflexions qui ont suivi les attentats à Charlie Hebdo : le rôle et la responsabilité des artistes; la question du témoignage; la scandaleuse beauté du mal (Milan Kundera dans Les testaments trahis); la possibilité d’un art d’adultes qui ne s’écoute pas au petit-déjeuner café croissants,…
7 réalisateurs pour le film du lancement
Comme si la densité de la musique et les multiples collaborations qu’il impliquait jusque-là appelaient naturellement à pousser plus loin la démarche, Gabriel Ledoux a décidé pour le lancement de demander à 7 réalisateurs de mettre des images sur une partie spécifique du CD, attribuée par le compositeur spécifiquement en fonction de la personnalité de chacun.
Contrairement aux musiciens, ces artistes n’ont pas eu de contacts entre eux à propos du projet, ce qui annonce une grande diversité des approches. C’est aussi une occasion de tisser des liens avec d’autres réseaux d’artistes, pas toujours au courant des musiques contemporaines de la scène montréalaise. Après la projection du 22 janvier, ce film sera distribué avec le CD.
Une belle entrée en matière
Avec ce premier opus, les fondateurs d’ACTE réalisent une belle entrée en matière, en cohérence avec leur discours et leurs partis pris artistiques. Passage initiatique pour des jeunes compositeurs qui ont décidé de prendre leur avenir en mains, témoin de la vitalité du milieu et de la possibilité d’une approche alternative, ce CD ne peut laisser indifférent de par son contenu et la manière dont il a été conçu. Il marque le début d’une aventure inspirante qui se précisera au fil du temps, je l’espère dans le même esprit que celui qui a prévalu ici.
Infos
Lancement le 22 janvier à 19h (portes) à la Vitrola, 4602 St-Laurent, Montréal
Projection à 20h, suivie de performances par Gabriel Ledoux et Simon Chioini
DJ Buck Smith. Visuels : Jesse Katabarwa
Personnel du CD et réalisateurs :
Marie Josée Simard, percussions
(vibraphone, drums et autres percussions)
Magali Simard-Galdès, soprano (voix)
Simon Bellemare, drums
Hubert Tanguay-Labrosse, clarinette
Laurence Latreille-Gagné, cor
Arthur Tanguay-Labrosse, ténor (voix)
Dillon Hatcher, alto
Marc-Olivier Lamontagne,
guitare électrique
Gabriel Ledoux, électronique et claves
Simon Chioini, mixage, claves
Pochette :
Gabriel Jasmin, Design. Avec des textes de Simon Chioini, Jonathan Goulet, Symon Henry, Rachel Hyppolite, Gabriel Ledoux, Alexis Raynault
Liens
– Site web ACTE
– Page Facebook de l’événement
– Le vide parfait sur Bandcamp
– Le vide parfait sur Indiegogo
À noter également :
Le lancement d’ACTE sera également au programme de l’émission Pulsar, ce mardi 20 janvier.