À l’origine de Hockey Noir — opéra de chambre graphique créé par l’Ensemble contemporain de Montréal (ECM+) en mai prochain —, un fait divers : à l’été 1951, le joueur vedette des Maples Leafs de Toronto, Bill Barilko, disparaît après avoir ravi la coupe Stanley aux Canadiens de Montréal à la suite d’une cruelle série de cinq matchs qui se termineront tous en prolongation. Une récompense de dix mille dollars sera offerte à qui pourra retrouver le hockeyeur, mais le mystère demeurera entier pendant plus d’une décennie. Finalement, en 1962, on découvrira l’épave d’un avion ainsi que le squelette de Bashin’ Bill dans le nord de l’Ontario, fin tragique d’un simple voyage de pêche… Cette année-là, les Leafs allaient de nouveau remporter la coupe Stanley.
En entendant cette sinistre anecdote, l’imagination du compositeur André Ristic se mettra tout de suite en branle. Avec Cecil Castellucci, librettiste du présent opéra, ils commenceront à concevoir des « scénarios alternatifs », des hypothèses multiples pour la triste destinée du pauvre Bill. Fut-il enlevé ? L’a-t-on assassiné et jeté dans le lac Ontario ? S’est-il enfui ? De ces histoires possibles naîtra l’argument de Hockey noir logé dans le Montréal corrompu et dangereux des années ’50, en plein cœur d’une série éliminatoire épique entre les Quabs et les Pine Needles.
Après avoir visionné de nombreux films noirs de cette période, Ristic et Castellucci ont aussi retenu le personnage du narrateur, figure obligée d’un tel récit. Il s’agit ici d’un détective qui nous relate, en voix hors champ, son enquête dans les méandres d’un monde interlope qui a la main mise sur le hockey. D’ailleurs, le faux sérieux, le maniérisme de ce genre cinématographique était à ce point typé qu’il en est devenu drôle pour les deux créateurs. Ceux-ci ont donc décidé de plancher sur ce comique involontaire, d’exagérer le caractère affecté des personnages et le glauque de la Métropole donnant un penchant qu’on pourrait qualifier de satirique à Hockey Noir. Les illustrations de Kimberly Porter vont d’ailleurs dans le même sens, en ajoutant une touche de cartoon et usant abondamment du clair-obscur.
En plus du clin d’œil assumé au film noir, l’œuvre de Ristic est résolument ancrée dans l’opéra mozartien. Elle en suit le déroulement des actes, mélange le drôle et le tragique, saluant même Don Giovanni, au passage. La légèreté mélodique, la prédominance accordée aux voix, l’aspect parfois répétitif de l’accompagnement, l’extravagance de certains personnages (Madame Lasalle qui rappelle une certaine Reine de la nuit) sont tout autant d’éléments qui situent l’œuvre dans le sillon du maître viennois et qui sont parfaitement défendus par les solistes expérimentés de la première heure des opéras Ristic-Castellucci que sont Pascale Beaudin, Marie-Annick Béliveau, Michiel Schrey et Pierre-Étienne Bergeron. L’ensemble instrumental réduit à un quatuor à corde, un clavier midi et une percussion est nettement au service de la trame scénique. En ce sens, le clavier fait aussi office d’orgue de forum et en emprunte même les motifs typiques marquant les entrées du narrateur. À cet égard, il y a deux trames musicales distinctes : celle du narrateur-détective et celle de l’action. Justement, la trame de la première est très près de sonorités de musiques de films des années ’50. Pour tout le reste, il s’agit de l’écriture libre et distinctive de Ristic, de cette musique non contrainte par des carcans méthodologiques, ludique, nonchalante et qui sait faire feu de tout bois. Fort d’une longue expérience d’interprète, André sait utiliser les instruments pour en tirer le maximum de souplesse et d’aisance. L’écriture vocale, bien que souvent virtuose, se colle toujours au plus près de l’action et des états exprimés. Tout est clair et limpide, en symbiose avec l’histoire tarabiscotée et improbable d’un jeune hockeyeur qui se costume pour se sauver d’un cruel gangster…
Penser que ceci n’est que farce burlesque serait mal connaître l’âme québécoise ; l’âme canadienne en fait, dans la mesure où le hockey est bien une des rares passions communes aux deux identités linguistiques qui ont tour à tour la part belle dans cet opéra bilingue. Cela dit, cette ferveur sportive partagée porte également le germe des rivalités passées, présentes et futures et ce n’est pas anodin que les deux équipes adverses proviennent respectivement de Montréal et de Toronto, en référence à peine voilée aux Habs et aux Leafs. Le sérieux, la vénération, l’attention, les débats houleux consacrés à ce sport sont en totale disproportion de l’enjeu réel de mettre une rondelle dans un filet et ne peuvent donc être les signes que d’un phénomène mythologique, quasi sacré. Comme l’opéra lui-même, le hockey est saturé de rituel et de décorum. Les joueurs sont l’incarnation de la force, des aspirations de la nation. Leur victoire et leur défaite résonnent bien au-delà de la patinoire jusqu’aux confins de la conscience collective.
En plus du hockey, l’utilisation décomplexée du joual, du franglais et du vernaculaire québécois vient ancrer l’opéra d’une manière unique dans la culture nationale, les exemples de musique sérieuse qui se servent sans pudeur des particularités de la langue parlée étant presque inexistants. Cette décision de Ristic et de Castellucci n’est pas anodine et place l’opéra aux côtés d’autres œuvres littéraires, théâtrales, cinématographiques qui ont donné à la langue populaire ses lettres de noblesse. Que ce soit dans « l’aria des jurons » ou dans les tentatives de Madame Lasalle de bien « perler », cette facette cruciale de la culture québécoise est ici bien savamment employée.
Dans la poursuite de « l’œuvre totale », l’ECM+ souhaite offrir la tribune la plus large possible aux élans créatifs des compositeurs d’aujourd’hui. Comment, en effet, être un témoin crédible de son époque si ce témoignage doit en rester à des contextes de concert archaïque ? Conséquemment, avec l’aide de la vidéo de Serge Maheu, des éclairages de Martin Sirois et de la mise en scène de Marie-Josée Chartier, l’expérience du concert est ici renouvelée et de l’éclectisme naît de nouveaux classiques. Ce Hockey noir est le second opéra-bande dessinée, un genre qui n’existait même pas avant Les Aventures de Madame Merveille (du présent duo) créé par l’ECM+ en 2010, mais qui est pourtant, paradoxalement, dans la plus pure filiation d’une tradition lyrique qui n’a d’ailleurs jamais cessé d’évoluer conformément aux préoccupations, aux moyens techniques et aux préférences esthétiques des époques. L’œuvre de Ristic et de Castellucci accomplit donc cette délicate synthèse du passé et sa projection vers l’avenir.
Benoît Côté
auteur et compositeur