Introduction générale, par Michel Gonneville
En juin 2022, le CA de la compagnie lyrique de création Chants libres confirmait la nomination de Marie-Annick Béliveau comme nouvelle directrice artistique de l’organisme, presque deux ans après que l’on eût fêté les 30 ans de sa fondation par la soprano Pauline Vaillancourt. Le milieu québécois de la création musicale vivait ainsi un autre moment de « transition générationnelle », à l’instar du changement de garde qui est récemment devenu effectif à la SMCQ. Pauline Vaillancourt avait amorcé il y a quelques années un processus de transition en associant intimement sa successeure aux décisions artistiques de Chants libres.
Depuis l’annonce officielle du « passage de témoin (ou du flambeau) » à Chants libres, les deux artistes se sont exprimés dans le cadre de nombreuses entrevues. Il serait oiseux de demander de nouveau à Pauline Vaillancourt de faire un bilan de 31 ans de Chants libres (un bilan que les archives du site web de l’organisme documentent déjà abondamment) ou à Marie-Annick Béliveau qu’elle dévoile quelque primeur ou orientation nouvelle pour l’organisme. Dans le présent article, je visais plutôt à examiner avec elles la pertinence de l’expression « transition générationnelle »dans le cas précis de la transition à Chants libres. Marie-Annick a répondu de façon extensive à mes questions sur ce sujet, alors que Pauline a préféré y insérer quelques mots bien sentis, laissant la plus grande place à sa cadette.
À la veille de l’une des manifestations produites par la nouvelle directrice (Sprinteuse Eurydice), et alors qu’on va remettre un Prix Opus Hommage à l’ancienne, il m’apparaissait intéressant de soumettre leurs réflexions au lectorat de Cette ville étrange.
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Si, lors d’une « transition générationnelle », l’on salue souvent l’apport de « sang neuf » qui l’accompagne, on ose aussi souhaiter que l’action de la génération qui cède sa place soit évaluée au mérite et éventuellement pérennisée par la génération héritière, même si transformée.
Je me permettrais une image : à considérer la transition de longue haleine que Pauline et Marie-Annick ont effectuée ensemble, on est très loin d’un « tasse-toi » proféré par une génération qui se serait sentie négligée. En examinant les productions passées de Chants libres, on ne peut aussi que constater la diversité générationnelle des compositeurs, concepteurs et interprètes qui y ont été impliqués, et noter également la tribune qui a été donnée aux créations de la jeune génération par le moyen du volet Opér’Actuel (6 éditions depuis 1998).
Néanmoins, des questions surgissent autour des thèmes de la Continuité et des Défis. Ainsi :
Quels succès et bons coups apparaissent comme des éléments de continuité à partir desquels la compagnie peut continuer de se bâtir? À l’inverse, quelles problématiques récurrentes et persistantes devraient réclamer un réexamen ou un investissement renouvelé ?
Y a-t-il des défis qui ont été laissés en plan ? Y a-t-il des défis nouveaux qui émergent et qui réclament l’attention ?
Marie-Annick Béliveau : Pour célébrer ses 20 ans, Chants Libres a présenté un grand spectacle rétrospectif, ARIA, dans lequel un extrait de chacune des 13 créations de la compagnie était présenté, le tout en ordre chronologique. Cette production ambitieuse, Pauline la souhaitait impeccable au niveau artistique et au niveau de la production, avec ce souci du détail et la précision qui sont sa signature.
Dans ce spectacle, je chantais dans le quatuor de l’opéra de Ballif, j’interprétais l’aria de la grand-mère de Pacamambo et surtout je reprenais trois Chants du Capricorne. Alors que nous répétitions, Pauline m’a demandé si, au moment où elle ne se sentirait plus l’énergie, la motivation ou la santé pour diriger la compagnie, je serais prête à reprendre le flambeau. J’ai accepté, bien sûr, sans devoir réfléchir davantage. D’abord, très honnêtement, parce l’idée que la compagnie puisse mourir du départ de Pauline m’horrifiait, et aussi parce que, bien humblement, je savais que j’avais, à défaut des compétences ou de l’expérience, à tout le moins la motivation et la créativité pour mener le bateau. Ce jour-là, je suis devenue beaucoup plus attentive à la direction de Pauline dans la production du spectacle ARIA, à noter comment elle dirigeait les chanteurs, ses relations avec l’équipe technique et les musiciens. J’ai senti comment il lui pesait de devoir faire des concessions, percevant qu’elle avait en tête des intentions bien précises pour chaque élément du spectacle, et qu’elle ne démordait pas tant que tout ne se déroulait pas exactement comme elle le souhaitait.
À ce moment, aucune date n’avait été mentionnée pour son départ. Je pense que ni Pauline ni moi ne pouvions savoir alors à quel moment je serais prête, et surtout à quel moment Pauline pourrait envisager céder la place. Il lui fallait je pense trouver son « après-Chants Libres », si une telle chose se peut.
Les onze ans qui ont passé m’ont amenée à mieux connaître Chants Libres, de l’intérieur, par exemple dans la relation avec les subventionnaires et le conseil d’administration, dans les rouages d’une création, comme celle de l’Orangeraie.
Pendant ces années, j’ai bien sûr évolué comme artiste, comme musicienne et comme chercheure en concentrant mes activités, en précisant mes projets et mes ambitions. Du travail de Pauline à la tête de Chants Libres, ce qui m’a le plus inspiré, l’aspect de sa direction que je veux poursuivre, c’est justement cette démarche de recherche-création d’une interprète. Le caractère multidisciplinaire et interartistique du travail de Pauline.
Pauline et moi ne sommes pas de la même génération, certes. Elle appartient, selon moi, à ceux qu’on appelle les baby-boomers, ou à peu près, et donc est devenue la chanteuse qu’elle est dans l’effervescence du Québec des années 70 et 80. Je suis de la génération X, celle qui évolue dans le sillon, celle des « suivants ». Je suis la jeune étudiante en chant qui est allée écouter les Chants du Capricorne en 1995 à la création, qui en est sortie bouleversée. Je suis une musicienne qui, à 40 ans, était encore appelée « une artiste de la relève ». On dit de nous, les X, que nous avons passé beaucoup de temps dans la salle d’attente. J’aime à penser que tout ce temps nous a permis de réfléchir, d’observer, de nous préparer. Je pense que ce fut mon cas.
Là où la question générationnelle se manifeste dans notre histoire, c’est dans nos relations à chacune avec le milieu musical et lyrique. Le milieu de la musique de création québécoise que Pauline a connu, le contexte dans lequel elle a fondé Chants Libres n’existe plus. À l’époque, pour un compositeur qui souhaitait écrire un opéra, il n’y avait pratiquement aucun débouché, et le public d’opéra était plus que conservateur. La fondation de Chants Libres a répondu à un réel besoin, et le fait que la compagnie soit fondée par une interprète, plutôt que par un chef d’orchestre, un compositeur ou un metteur en scène a teintée fortement la tangente artistique de la compagnie. On connait les compagnies de danse fondées par des chorégraphes, des troupes de théâtre fondées par des metteurs en scène, des orchestres fondés par des chefs, mais une compagnie fondée par une interprète, voilà qui est inusité. Pauline a eu ce cran. Ne pas attendre après les autres, bâtir soi-même.
De nos jours, de mes jours devrais-je dire, à Montréal et partout, le public d’opéra « de répertoire » a apprivoisé la création, les maisons d’opéra comme le MET ou l’Opéra de Montréal commandent régulièrement de nouvelles oeuvres aux compositeurs. Selon moi, le mandat de recherche-création de Chants Libres demeure tout aussi pertinent, mais dans un axe différent. Alors qu’il y a trente ans Pauline souhaitait explorer et créer du nouveau répertoire, des nouvelles partitions, ma pratique de chercheure m’amène plutôt à explorer et créer des nouvelles formes, des nouveaux processus. De pareilles démarches se développent dans toutes les sphères des arts de la scène, au théâtre, en danse, en performance, et il me semble capital que l’art lyrique soit dans la même mouvance. Comme spectatrice, je me définis de plus en plus comme a-disciplinaire, je ne vais plus au théâtre, ou à la danse ou au concert, je vais à la rencontre d’artistes, je vais « à la création ». Même dans les discours qui tentent de définir la différence entre l’opéra et le théâtre musical, je ne me reconnais pas. A-t-on besoin de définir? Je souhaite que chaque création de Chants Libres soit singulière, interartistique, dans sa combinaison, dans son processus de création, dans ses modes de production. Chaque production aura sa propre définition. Pauline a d’ailleurs ouvert cette porte en appelant les créations de Chants Libres techn’opéra, électr’opéra, opéra-conte, opér’installation, road opéra, opéra performance.
Pas de recette, pas de formule. Des œuvres uniques, créées par des gens, des artistes, de toutes sortes, chanteurs, compositeurs, performeurs, plasticiens, danseurs, poètes.
(Rappel de question) Michel Gonneville : Quels succès et bons coups apparaissent comme des éléments de continuité à partir desquels la compagnie peut continuer de se bâtir?
Pauline Vaillancourt : Dans Continuer à bâtir, il y a éviter de tout recommencer.
En cette année 2023, nous le savons, autour de nous de multiples exemples nous montrent la facilité que nous avons, dans tous les domaines, à refaire les mêmes erreurs, à remettre en question ce qui était acquis de longues luttes, à recommencer de zéro, effaçant du même coup toutes les batailles entreprises par ceux qui nous ont précédés. Est-ce de tous temps? Est-ce la couleur de notre 21ième siècle?
Pour moi, Continuer à bâtir c’est non seulement s’appuyer sur les fondations existantes, c’est apprendre à s’en servir pour aller plus loin, faire un pas de plus avec conviction. Voilà pourquoi était essentiel ce passage de longue haleine à la direction artistique de Chants Libres. Il fallait le temps de prendre à bras le corps toute la complexité et l’originalité de cette compagnie lyrique de création.
Le mandat reste le même, le changement de direction renforce ce mandat et se résume comme suit : donner un outil contemporain aux compositeurs pour les encourager à écrire pour la forme opéra. Dirigé vers l’écriture lyrique, ce mandat permet l’ouverture vers l’inconnu, le fragile, la provocation, l’erreur, la recherche, autrement dit, l’art de prendre des directions qui s’avèrent différentes, inattendues et dérangeantes.
(Rappel de question) Michel Gonneville : À l’inverse, quelles problématiques récurrentes et persistantes devraient réclamer un réexamen ou un investissement renouvelé ?
Pauline Vaillancourt :
Les fondations
– Le positif
17 nouveaux opéras, tous d’esthétique et de couleur différentes, entourés d’événements (expositions, classes de maitre, works in progress, conférence internationale, ateliers de recherche, nouvelles technologies, tournées, développements….)
– Le questionnable
Malgré la persévérance et les efforts constants d’année en année pour que la compagnie Chants Libres développe et conserve sa réputation internationale, demeure une maison d’opéra de création importante avec des possibilités financières suffisantes pour produire, créer, développer et influencer en toute liberté, force est de constater que les politiques culturelles existantes au cours de ces 31 années, ont répondu très frileusement à cette attente.
La suite
Du sang neuf permet de cultiver l’espoir que certains objectifs de développement se réalisent : lieu de travail, création d’un festival Oper’actuel international, classes de maitre, numérisation, formation, etc
Ce ne sera pas facile, comme est ardu tout combat qui a figure de marginalité.
Il faudra à la nouvelle direction persévérance et passion.
Marie-Annick Béliveau, avec sa nouvelle équipe a tous les atouts, expérience, intelligence, vision etc, pour mener à bien sa barque, quelle que soit la direction qu’elle veut prendre. Elle a tout mon soutien.
Chants libres est entre bonnes mains.
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Michel Gonneville : Marie-Annick et Pauline ont toutes les deux en commun d’être plus que des « productrices », d’être parties prenantes et agissantes dans les réalisations de la compagnie, comme interprètes, co-créatrices, co-conceptrices. Cet aspect est-il toujours aussi fondamental pour Chants libres ?
Marie-Annick Béliveau : Il m’est difficile d’imaginer comment mon rôle va se développer dans la compagnie. Une chose est certaine : alors que Chants Libres était « la compagnie de Pauline Vaillancourt », je ne prétends pas qu’elle puisse devenir « la compagnie de Marie-Annick », et je ne le souhaite pas. J’espère que Chants Libres deviendra la compagnie d’une pluralité d’artistes, et travaillerai avec ardeur à développer une communauté; une communauté dans laquelle les artistes de tous les genres et le public seront ensemble. Je conçois pour le moment la direction artistique avant tout comme étant l’art d’asseoir les bonnes personnes autour de la table, de faire l’entremetteuse. Co-conceptrice certainement, je crois que je serai toujours assise à cette table, à la première rencontre, quand le projet n’existe presque pas, mais peux aisément imaginer ensuite confier le travail à d’autres, être assise dans la salle. J’admets que pour les prochains projets de Chants Libres, je serai sur scène, je chanterai, mais ceci uniquement parce que, faisant mes premières armes à la direction artistique, il m’est plus simple de me gérer moi-même. Déjà l’année prochaine, je vais organiser quelques laboratoires et classes de maître auxquels je ne participerai pas. Pas comme chanteuse, du moins. Peut-être plutôt comme un commissaire.
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Michel Gonneville : Certains enjeux identitaires prennent actuellement beaucoup de place dans les réflexions d’artistes : représentativité de certains groupes sociaux, thématiques afférentes à ces enjeux. Comment Chants libres s’inscrit-il dans cette mouvance ?
Marie-Annick Béliveau : Comme je le mentionnais précédemment, je me sens de plus en plus à l’étroit dans les définitions disciplinaires. J’enseigne à mes étudiant.es à l’université que le processus de construction identitaire pour un artiste interprète est l’opération d’une vie, et je leur souhaite de tout cœur de pouvoir, à 50 ans, décider de remettre tous les pièces sur l’échiquier et commencer une nouvelle partie, non pas par dépit ou parce que leur cheminement est infructueux, simplement parce que notre identité se forge, selon moi, de l’addition, voire la multiplication de nos rencontres, de nos expériences, de nos succès et de nos déceptions. J’aime les parcours en zig-zag.
Si je pense aux enjeux identitaires qui m’interpellent, je ressens avant tout une grande envie de décloisonnement. Décloisonnement des identités? Cette question pourrait prendre pour moi des allures de lutte des classes. L’opéra, la musique classique, la musique contemporaine, l’art moderne, la performance, tout cela est mon milieu, dans lequel je suis à mon aise, pour lequel et par lequel j’ai été élevée, éduquée. Un milieu bourgeois, snob, blanc, euro-centriste. Mais je suis tout aussi à mon aise dans la culture populaire, le karaoké, les émissions de variétés, le R’n’B, les dessins animés, la danse en ligne, les spectacles d’humour, les mariachis, que sais-je… et à cause de ces goûts subversifs, je porte encore cette impression de faire des choses en cachette, de tricher, de tomber dans la facilité et le racolage. Cette opposition entre la pratique culturelle noble, l’art érudit et le divertissement m’irrite beaucoup. Je souhaite que les productions de Chants Libres soient conçues et interprétées pour un public sans a priori, sans formation. Ce que cherche ce public, c’est l’esprit créatif, c’est l’honnêteté artistique, le travail sincère de ceux qui travaillent en équipe, au-delà de leur discipline.
À mon avis, les questions de diversité et d’inclusion trouvent ici naturellement leur réponse. La création lyrique décloisonnée est intergénérationnelle, interculturelle, intermodale, interartistique.
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Michel Gonneville : Dans le paysage actuel de l’opéra au Québec, on peut quand même, au sein des compagnies comme l’Opéra de Montréal ou de Québec, noter une présence plus fréquente de créations québécoises, de reprises d’œuvres contemporaines internationales, ou encore de mises en scène plus exploratoires (je pense ici à la production récente de La flûte enchantée à l’OdeM). Le dynamisme d’une petite compagnie comme BOP se fait également remarquer sur les scènes montréalaises. Dans un tel contexte, quel rôle Chants libres peut-il jouer ? Dans une entrevue que Pauline et Marie-Annick deux accordée à la revue L’opéra[1], des rêves et désirs remarquables ont été évoqués : une maison d’opéra ! un festival ! Comment de tels rêves peuvent-ils s’insérer de façon complémentaire dans le milieu québécois ?
Marie-Annick Béliveau : Chants Libres, comme compagnie de recherche-création, est appelée à jouer un rôle distinctif dans le paysage québécois, plus qu’une compagnie de production, il faut qu’elle devienne un lieu de rencontre, une communauté. La composition de nouveau répertoire opératique québécois se porte bien, et il est maintenant possible pour un compositeur de voir un nouvel opéra créé par différents organismes, et donc Chants Libres peut diversifier ses activités et imaginer d’autres missions.
Il se fait un peu partout beaucoup de travail de création en opéra et en théâtre musical pluridisciplinaire. Des regroupements comme Music Theater Now, des festivals comme Prototype ou Opera :Reborn en propose une panoplie. Je rêve de prendre part à ce mouvement, amener Chants Libres ailleurs, amener l’ailleurs ici à Montréal. J’aime beaucoup l’idée de grande rencontre pour les chanteurs, compositeurs, concepteurs, spectateurs, médiateurs, musicologues, chercheurs. Nous sommes tous une grande équipe qui participons chacun à notre façon à l’évolution de la discipline. Chants Libres peut être ce forum, être le catalyseur.
[1] https://issuu.com/chantslibres/docs/l_op_ra__2020_-_n__25-_entretien-_tir__-_-part