Tous ceux présents au centre Cirmmt à l’Université McGill le jeudi 9 décembre dernier ont eu la chance d’entendre et d’écouter un concert vivant et bien ficelé, entrecroisant des oeuvres solo récentes pour flûte ou saxophone et dispositif électronique.
Un petit mot d’emblée sur le travail incomparable des interprètes Geneviève Déraspe (flûte) et Ida Toninato (saxophone). À la vue des partitions, on imagine facilement le travail colossal exigé et le courage qu’il fallait pour se lancer dans un défrichement et un rendu de la sorte. Or jamais l’ardu ou le caractère difficile des oeuvres n’a transparu pendant l’exécution; et c’est ce qui importe, au bout du compte, car il s’agit bien ici pour les interprètes de pervertir l’écoute des auditeurs, en rendant inaudibles les difficultés demandées par les compositeurs, et audible et intelligible l’intention contenue dans les textes. Geneviève Déraspe a démontré un aplomb et une précision remarquables dans les attaques et les modes de jeux inhabituels, de même qu’une concentration imperturbable, déployée dans les trois oeuvres qu’elle a interprétées avec brio. Ida Toninato, quant à elle, devait affronter la partition difficile de Leblanc: il fallait certes une endurance de taureau pour se lancer dans une oeuvre d’une telle durée en plus d’une perméabilité de caméléon pour incarner autant de situations musicales aussi diversifiées. On n’a qu’à imaginer la difficulté que peut représenter pour un comédien de jouer plusieurs rôles dans des registres expressifs complètement différents à l’intérieur d’une même pièce de théâtre! Autant par la qualité de son jeu que par sa «concentration », Toninato, à l’instar de sa collègue Déraspe, a su encore une fois nous démontrer son engagement indéfectible pour la création d’une nouvelle musique, et ce, malgré les exigences nouvelles demandées par le répertoire contemporain.
Si je suis de plus en plus critique à l’égard des concerts qui mêlent des oeuvres de plusieurs compositeurs différents, force est d’admettre que le travail des deux solistes, de pair avec celui des techniciens Kilianski et Boissinot de Cirmmt, nous ont donné une programmation à la fois étonnamment diversifiée et unifiée, peut-être à cause des certains points de rencontre esthétiques dans l’emploi des dispositifs électroniques, ou à cause de l’utilisation de techniques et de gestes instrumentaux parfois voisins à travers les oeuvres.
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Dans Il n’est plus là, je suis là (Fragments of Knot Theory, pt.3), 2010, pour flûte et dispositif électronique, le compositeur brésilien établi à Paris Guilherme Carvalho, poursuit la recherche d’une «expressivité dans l’hétérophonie », et une réponse à la question «comment le rapport de l’instrument soliste à la masse électronique, souvent elle-même dérivée de matériaux instrumentaux, peut-il renvoyer à l’extérieur de l’oeuvre?[1] ». Pour le compositeur, cet «extérieur » est constitué par des citations de ses oeuvres antérieures, par des réminiscences volontaires et involontaires de pièces du répertoire (Varèse, Risset – dans un dialogue momentané entre la flûte et la bande -) et par des sons concrets. Cette pièce s’inscrit dans un projet plus large, Fragments of Knot Theory, qui explore les ambiguités entre la mémoire interne et la mémoire externe. La forme s’articule autour de l’idée de «passer et repasser par un même «endroit », à chaque fois d’une façon différente, comme en suivant une corde qui décrit un noeud. Il s’agit ainsi d’opérer un remplacement – de matériau, de geste, de temps… de personne[2] ».
Il y a bien des ritournelles en variation tout à fait audibles dans l’oeuvre de Carvalho, dans cette oeuvre au reste éminemment raffinée, et détaillée avec la plus grande rigueur.
Or, peut-être l’addition et la juxtaposition de techniques aussi variées finit-elle paradoxalement par détourner l’écoute de l’essence du mouvements giratoire et migrateur proposé par le compositeur. Car même avec la plus grande rigueur insufflée dans les structures gestuelles et harmoniques des contenus et des contours, l’emploi de différentes techniques timbrales juxtaposées engendrent des singularités perceptibles qui influent directement sur la compréhension de l’audition de la forme. Ainsi, il nous semblait qu’il n’y avait pas un remplacement de temporalité, mais plutôt, une alternance de matériaux contrastés, individuellement peu transformés, dont la répartition fragmentaire variait en un seul lieu temporel non migratoire. Des états musicaux dans un seul placenta, plutôt que des organismes fécondés ou rongés inscrits dans une métamorphose cellulaire qui se consume. Par contre, sous un autre angle, la dichotomie entre intériorité et extériorité transparaissait clairement d’abord par la confrontation qui nous était donnée d’entendre entre la flûte soliste et les éléments de la bande, et ensuite par la confrontation entre les propres matériaux de la flûte elle-même. On questionne cependant le fait de rapprocher les haut-parleurs en diffusion frontale stéréo près de l’interprète . Il nous semble qu’une plus grande distance aurait apporté plus de profondeur à l’espace sonore de l’oeuvre, tout en soulignant plus judicieusement les effets de proximité et de lointain, d’intériorité et d’extériorité proposés par la pièce.
( Pour écouter la musique de Carvalho: http://www.myspace.com/carvalhoguilherme)
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On pouvait justement comparer la différence d’implantation spatiale frontale avec la pièce suivante au programme, Flurry (2006) de Ed Martin, pour saxophone et sons électroacoustiques. Ici, les haut-parleurs se retrouvent considérablement éloignés à la gauche et à la droite de la scène, en retrait de l’interprète. La pièce reste fidèle à la description que le compositeur nous en fait dans ses notes, où il rappelle la signification du titre : «légère chute de neige ou regain subit d’activité. […] Les idées mélodiques principales sont un motif descendant et un geste contrastant construit sur un arpège ascendant »[3]. Par les sons souffles, les échantillons rappelant des sons de cloches poudrés, des rumeurs de voix et des drones, Martin évoque ses souvenirs d’enfance dans une sorte d’impressionnisme musical tout en évocation hivernale. Si l’entreprise formelle est moins risquée et peut-être moins audacieuse dans l’ensemble que les autres oeuvres au programme, elle a le mérite d’être réalisée avec soin, dans un très bon dosage des situations poétiques, avec de beaux agencements sonores entre la bande et le saxophone.
( Pour écouter l’oeuvre: http://www.edmartincomposer.com/Flurry.html)
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L’oeuvre Kroniks_01 de Julien Bilodeau, pour flûte, système de traitement et de diffusion hexaphonique Kyma//capybara, s’inscrit , quant à elle, dans un cycle comprenant également deux oeuvres de musique de chambre et une pièce d’orchestre de chambre. C’était la «plus ancienne » pièce du concert (2005), et elle témoigne certainement d’une autre période esthétique de ce compositeur que celle plus chaotique des œuvres récentes. Le compositeur ne se cache pas des influences structurelles de Karlheinz Stockhausen, dans l’emploi d’une Formule comme matériau-germe de l’ensemble du cycle. La Formule renvoie à une série de techniques, soient la verticalisation en accords de traits mélodiques, le développement en sections de ce qui peut paraître au départ un simple hapax dans la ligne mélodique (ornementation fugace, technique inhabituelle momentanée), l’extraction de proportions temporelles et formelles à partir d’intervalles de durée, le va-et-vient entre différentes échelles de tempo dans un mouvement global d’augmentation ou de diminution des durées, etc. La Formule permet donc de systématiser l’architecture à partir d’une idée somme toute intuitive.
L’oeuvre de Bilodeau optait pour une stratégie verticale de la découpe formelle, c’est-à -dire que l’on pouvait clairement – trop?- percevoir la différence de matériaux entre les cinq sections, la dernière étant marquée par un déplacement de la flûtiste vers le fond de la salle. Il nous a semblé entendre peut-être une sixième section au moment où la flûte sortait de sa lenteur de trilles, en accélérant l’enchaînement de traits ascendants.
La pièce déployait réellement une vivacité et une séduction tout à fait originale dans le cadre du concert. Grâce à des procédés de surprise et à une oreille harmonique d’une grande sensibilité, les jeux entre la flûte et les éléments de la bande ne pouvaient jamais lasser l’auditeur. Aussi, une cohérence à la fois harmonique et formelle se dégageait entre les matériaux de la bande et ceux de la flûte, cohérence plus difficile à réaliser qu’à projeter à prime abord, à moins que l’on décide de travailler sans détour dans l’hétérogénéité ou le collage sonore arbitraire de matériaux disparates.
Ici, Bilodeau se sert de 84 échantillons de flûte, qu’il recompose en trames granulées faites d’une myriade de scintillements grésillants. C’est bien l’harmonie verticalisée de sa formule, que Bilodeau projette parfois dans de longues durées considérablement étirées sur certaines sections. Le procédé de granulation, qui consiste à synthétiser un son à partir de minuscules fragments sonores, nous semble conséquent avec le titre et le propos de l’oeuvre, puisqu’il «[…] fait référence à l’omniprésence et à l’envahissement des informations qui sont émises par les médias dans notre société. Kroniks_01 met en scène la relation entre cette masse et l’anonymat de l’individu. »[4] En effet, on a certainement entendu des procédés d’accumulation et de densification d’informations, tout comme des interventions parlées sur bande telles «must never forget », «I believe », types de séquences phraséologiques propres à tout chroniqueur dans les médias anglophones. Une réserve toutefois: il y avait peut-être un décalage entre le tragique de notre société de l’information sans contenu véritable, la solitude anonyme des individus, et la tonalité colorée plutôt en extériorité que l’on pouvait écouter dans l’oeuvre de Bilodeau. Néanmoins, par sa vitalité et par la richesse des sonorités incrustées dans des structures cohérentes, complexes mais perceptibles, l’oeuvre de Bilodeau, nous semble-t-il, proposait un univers sonore maîtrisé, tout à fait rafraîchissant.
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Il fallait s’approcher et examiner de près tout le détail de l’installation de Saint-Denis pour mesurer l’exigence du travail demandé pour réaliser son œuvre!! En effet, Trombe (2010), pour flûte et ordinateur (traitement audio et vidéo en direct, robotique) mettait également en scène une plume d’oiseau, retenue dans un «socle » électrique pivotant. Comme l’écrit Saint-Denis; «L’interaction objet/musique est orientée de manière à ce que les multiples significations que porte en lui l’objet (la plume d’un oiseau migrateur par exemple) se «transfèrent » en quelque sorte sur la musique. »[5]
L’œuvre de Saint-Denis était peut-être la plus courte du concert, mais elle en était également l’une des plus poétiques : par ses jeux de récurrences insistantes, et ceux de rappels et de variations d’un petit nombre de figures musicales constamment développées. Celles-ci étaient principalement articulées et désarticulées autour d’un modèle dynamique comprenant une brève attaque marquée dans le grave suivi d’un grupetto mélodique rapide et aérien agité en désinence. Ce geste ponctuait l’oeuvre de part en part, dans une rythmique parfois nerveuse et haletante, tel des coups de vent inopinés, et reprenait donc ainsi l’idée par laquelle une trombe «est une tempête très active accompagnée généralement d’une grande quantité de pluie. »[6] Des douceurs timbrales d’une temporalité étirée venaient également composer un contrepoint dialectique avec la ritournelle principale, constamment variée, qui pouvait ainsi évoquer l’idée de migration. En isolant la plume dans l’obscurité, celle-ci réagissant aux impulsions de l’instrument, la pièce évoquait aussi l’intériorité du processus de création, lui-même migratoire. On rappellera qu’on ne «migre » généralement pas par plaisir, et qu’il est normalement question de survie. L’animal nomade se déplace parce que sa faim et sa terre promise pour féconder sont toujours au-devant de lui. Des moments intérieurs étaient bel et bien présents, mais on aurait peut-être apprécié plus d’impact lyrique, et de raffinement chaotique dans la partie uniquement musicale. Car après l’audition, on avait un peu l’impression d’avoir assisté à une oeuvre débalancée entre la profondeur et la facture impressionnante des effets visuels, et la musique elle-même, plus en retrait.
Ainsi, par l’idée de la trombe transposée en vidéo, Saint-Denis crée une trame visuelle agencée par des sortes de code barres, en mouvements superposés ou isolés, amplifiés ou réduits, qui se déplacent dans toutes les directions, à toutes les vitesses. Les sons électroniques font écho au déchaînement granulaire visuel et contribuent ainsi à isoler la flûte, seule et en évolution, face à ce déferlement numérique.
(Lien pour écouter l’oeuvre: http://www.patricksaintdenis.com/trombe_fr.html)
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La dernière pièce du concert n’était pas la moins exigeante, et elle en était probablement la plus réflexive et la plus profonde. Voici ce que dit LeBlanc sur son oeuvre Body of Noise, pour saxophone baryton et traitement en temps réel (2010) : «Découper dans le corps du son, des fragments d’expression. […] Body of Noise est constitué de plusieurs situations musicales relativement indépendantes les unes des autres, c’est-à -dire que la logique formelle est celle de l’accumulation. Aussi, le choix de succession des événements est toujours motivé par une certaine réciprocité entre les idées, plus ou moins contrastantes, et pouvant jaillir à leurs points de jonction. Je cherche, par cette manière de travailler, à isoler le caractère instantané de l’intuition, de l’idée musicale, avant qu’elle puisse être «digérée » ou décomposée par quelque forme de développement […]. »[7]
D’une dimension peu courante lorsqu’il est question de musique soliste pour vent seul, les 25 à 30 minutes de LeBlanc nous permettaient véritablement d’entrer dans le territoire sonore proposé par le compositeur. En effectuant des recoupements entre les seize fragments, parfois évidents, parfois camouflés, l’oeuvre donnait l’impression de déployer des sentiers d’écoute à travers une forêt de moments sonores aux paysages différents. Dans chacun d’eux, on retrouvait une végétation similaire mais l’auditeur pouvait y cheminer de façon singulière et unique. Il semble d’emblée que cette pièce soit difficilement assimilable en une seule écoute.
Chaque fragment déploie un geste bien circonscrit et évident: lente ascension glissante, gestes arpégés descendants, alternance de bruits de clés, de slaptongue et de pizzicato, un seul son tenu avec traitement, etc. En fait, peut-être la notion de geste n’arrive-t-elle pas à éclairer exactement ce dont il est question ici: il s’agit davantage de comportements musicaux présentés comme des machines implacables et obsessives. Si ce n’est pour l’unité que l’on retrouvait entre ses parties, l’oeuvre avait quelque chose de la forme propre aux cycles d’études romantiques, plus précisément, aux préludes tels qu’on peut les entendre chez un Chopin, qui appuyait généralement le développement sur un seul pattern à hauteurs mobiles.
Toutefois, malgré la profondeur évidente de cette oeuvre, il est difficile de passer sous silence certains de ses paradoxes. En isolant les fragments par des silences, ou au contraire, en enchaînant sans interruption et de façon contrastée deux sections, il nous semblait parfois entendre des relations de causes à effets, propres aux procédés discursifs. Par ce faire, l’idée de sublimer le geste expressif du discours perd de son poids au profit d’une trame bel et bien discursive. Aussi, contrairement à ce qu’en dit le compositeur lui-même, il était d’une part difficile pour l’auditeur de s’abstraire complètement de la notion de développement et, d’autre part, de ne pas «digérer » les gestes en eux-mêmes, puisque ceux-ci, par des procédés de variation et de répétitions, se rapprochaient aisément des notions traditionnelles que l’on associe au développement. Aussi, lorsque le compositeur nous dit qu’il imagine déjouer «ne serait-ce qu’un instant, la fonction organisatrice du langage et de l’entendement… prêter l’oreille au bruit derrière les mots… »[8], cela ne nous semble pas être mis en évidence par les matériaux et les formes de l’oeuvre. Peut-être la voie de la déconstruction prônée par la musique concrète instrumentale, qui consiste à isoler consonne, voyelle ou syllabe, geste raclé, geste arpégé, etc., est-elle l’une des seules pouvant réellement permettre d’ «entendre le bruit derrière les mots »? C’est-à -dire qu’on ne peut porter attention à ce sur quoi les formes et les structures ne nous conduisent pas. Ainsi, il n’y a peut-être qu’une seule section dans l’œuvre, celle faisant alterner des gestes bruités, où l’on pouvait entendre clairement l’ossature restante de matériaux précédemment énoncés, en guise de procédé de distanciation. D’ailleurs, ce procédé efficace se retrouvait déjà dans la dernière oeuvre de LeBlanc pour ensemble de chambre, J’ai pilé sur la nuit et elle est toute noire de frayeur (2010), et il nous apparaît clair qu’il y a là un filon à développer pour clarifier une démarche au reste éminemment poétique et rigoureuse.
Malgré ces quelques réserves, Body of Noise possédait une diversité et un foisonnement de contrastes expressifs propres aux œuvres récentes du compositeur. Ce qui nous a probablement le plus touché dans celle-ci, c’est l’imagination apportée au travail du traitement en temps réel et des échantillons. C’est bien là que se créait comme un double fugitif et indomptable du discours de l’interprète, chaque fragment possédant des traitements bien différents et typés. Certains d’entre eux, notamment un bourdon grave d’une rare richesse qui émanait d’un son tenu du saxophone, laisseront une image sonore durable dans la mémoire des auditeurs présents.
(Pour écouter la musique de Jimmie Leblanc: http://www.jimmieleblanc.net/francais/www.jimmieleblab.html
Body of Noise devrait être disponible prochainement).
[1] Guilherme Carvalho, Il n’est plus là, je suis là, notes de programme.
[2] Ibidem.
[3] Ed Martin, Flurry, notes de programme.
[4] Julien Bilodeau, Kroniks_01, notes de programme.
[5] Patrick Saint-Denis, Trombe, notes de programme.
[6] Ibidem.
[7] Jimmie LeBlanc, Body of Noise, notes de programme.
[8] Ibidem.
Live @ Cirmmt, 9 décembre 2010 Œuvres de Bilodeau, Carvahlo, LeBlanc, Martin et Saint-Denis
Geneviève Déraspe : flûte ; Ida Toninato : saxophoneTous ceux présents au centre Cirmmt à l’Université McGill le jeudi 9 décembre dernier ont eu la chance d’entendre et d’écouter un concert vivant et bien ficelé, entrecroisant des oeuvres solo récentes pour flûte ou saxophone et dispositif électronique.
Un petit mot d’emblée sur le travail incomparable des interprètes Geneviève Déraspe (flûte) et Ida Toninato (saxophone). À la vue des partitions, on imagine facilement le travail colossal exigé et le courage qu’il fallait pour se lancer dans un défrichement et un rendu de la sorte. Or jamais l’ardu ou le caractère difficile des oeuvres n’a transparu pendant l’exécution; et c’est ce qui importe, au bout du compte, car il s’agit bien ici pour les interprètes de pervertir l’écoute des auditeurs, en rendant inaudibles les difficultés demandées par les compositeurs, et audible et intelligible l’intention contenue dans les textes. Geneviève Déraspe a démontré un aplomb et une précision remarquables dans les attaques et les modes de jeux inhabituels, de même qu’une concentration imperturbable, déployée dans les trois oeuvres qu’elle a interprétées avec brio. Ida Toninato, quant à elle, devait affronter la partition difficile de Leblanc: il fallait certes une endurance de taureau pour se lancer dans une oeuvre d’une telle durée en plus d’une perméabilité de caméléon pour incarner autant de situations musicales aussi diversifiées. On n’a qu’à imaginer la difficulté que peut représenter pour un comédien de jouer plusieurs rôles dans des registres expressifs complètement différents à l’intérieur d’une même pièce de théâtre! Autant par la qualité de son jeu que par sa «concentration », Toninato, à l’instar de sa collègue Déraspe, a su encore une fois nous démontrer son engagement indéfectible pour la création d’une nouvelle musique, et ce, malgré les exigences nouvelles demandées par le répertoire contemporain.
Si je suis de plus en plus critique à l’égard des concerts qui mêlent des oeuvres de plusieurs compositeurs différents, force est d’admettre que le travail des deux solistes, de pair avec celui des techniciens Kilianski et Boissinot de Cirmmt, nous ont donné une programmation à la fois étonnamment diversifiée et unifiée, peut-être à cause des certains points de rencontre esthétiques dans l’emploi des dispositifs électroniques, ou à cause de l’utilisation de techniques et de gestes instrumentaux parfois voisins à travers les oeuvres.
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Dans Il n’est plus là, je suis là (Fragments of Knot Theory, pt.3), 2010, pour flûte et dispositif électronique, le compositeur brésilien établi à Paris Guilherme Carvalho, poursuit la recherche d’une «expressivité dans l’hétérophonie », et une réponse à la question «comment le rapport de l’instrument soliste à la masse électronique, souvent elle-même dérivée de matériaux instrumentaux, peut-il renvoyer à l’extérieur de l’oeuvre?[1] ». Pour le compositeur, cet «extérieur » est constitué par des citations de ses oeuvres antérieures, par des réminiscences volontaires et involontaires de pièces du répertoire (Varèse, Risset – dans un dialogue momentané entre la flûte et la bande -) et par des sons concrets. Cette pièce s’inscrit dans un projet plus large, Fragments of Knot Theory, qui explore les ambiguités entre la mémoire interne et la mémoire externe. La forme s’articule autour de l’idée de «passer et repasser par un même «endroit », à chaque fois d’une façon différente, comme en suivant une corde qui décrit un noeud. Il s’agit ainsi d’opérer un remplacement – de matériau, de geste, de temps… de personne[2] ».
Il y a bien des ritournelles en variation tout à fait audibles dans l’oeuvre de Carvalho, dans cette oeuvre au reste éminemment raffinée, et détaillée avec la plus grande rigueur.
Or, peut-être l’addition et la juxtaposition de techniques aussi variées finit-elle paradoxalement par détourner l’écoute de l’essence du mouvements giratoire et migrateur proposé par le compositeur. Car même avec la plus grande rigueur insufflée dans les structures gestuelles et harmoniques des contenus et des contours, l’emploi de différentes techniques timbrales juxtaposées engendrent des singularités perceptibles qui influent directement sur la compréhension de l’audition de la forme. Ainsi, il nous semblait qu’il n’y avait pas un remplacement de temporalité, mais plutôt, une alternance de matériaux contrastés, individuellement peu transformés, dont la répartition fragmentaire variait en un seul lieu temporel non migratoire. Des états musicaux dans un seul placenta, plutôt que des organismes fécondés ou rongés inscrits dans une métamorphose cellulaire qui se consume. Par contre, sous un autre angle, la dichotomie entre intériorité et extériorité transparaissait clairement d’abord par la confrontation qui nous était donnée d’entendre entre la flûte soliste et les éléments de la bande, et ensuite par la confrontation entre les propres matériaux de la flûte elle-même. On questionne cependant le fait de rapprocher les haut-parleurs en diffusion frontale stéréo près de l’interprète . Il nous semble qu’une plus grande distance aurait apporté plus de profondeur à l’espace sonore de l’oeuvre, tout en soulignant plus judicieusement les effets de proximité et de lointain, d’intériorité et d’extériorité proposés par la pièce.
( Pour écouter la musique de Carvalho: http://www.myspace.com/carvalhoguilherme)
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On pouvait justement comparer la différence d’implantation spatiale frontale avec la pièce suivante au programme, Flurry (2006) de Ed Martin, pour saxophone et sons électroacoustiques. Ici, les haut-parleurs se retrouvent considérablement éloignés à la gauche et à la droite de la scène, en retrait de l’interprète. La pièce reste fidèle à la description que le compositeur nous en fait dans ses notes, où il rappelle la signification du titre : «légère chute de neige ou regain subit d’activité. […] Les idées mélodiques principales sont un motif descendant et un geste contrastant construit sur un arpège ascendant »[3]. Par les sons souffles, les échantillons rappelant des sons de cloches poudrés, des rumeurs de voix et des drones, Martin évoque ses souvenirs d’enfance dans une sorte d’impressionnisme musical tout en évocation hivernale. Si l’entreprise formelle est moins risquée et peut-être moins audacieuse dans l’ensemble que les autres oeuvres au programme, elle a le mérite d’être réalisée avec soin, dans un très bon dosage des situations poétiques, avec de beaux agencements sonores entre la bande et le saxophone.
( Pour écouter l’oeuvre: http://www.edmartincomposer.com/Flurry.html)
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L’oeuvre Kroniks_01 de Julien Bilodeau, pour flûte, système de traitement et de diffusion hexaphonique Kyma//capybara, s’inscrit , quant à elle, dans un cycle comprenant également deux oeuvres de musique de chambre et une pièce d’orchestre de chambre. C’était la «plus ancienne » pièce du concert (2005), et elle témoigne certainement d’une autre période esthétique de ce compositeur que celle plus chaotique des œuvres récentes. Le compositeur ne se cache pas des influences structurelles de Karlheinz Stockhausen, dans l’emploi d’une Formule comme matériau-germe de l’ensemble du cycle. La Formule renvoie à une série de techniques, soient la verticalisation en accords de traits mélodiques, le développement en sections de ce qui peut paraître au départ un simple hapax dans la ligne mélodique (ornementation fugace, technique inhabituelle momentanée), l’extraction de proportions temporelles et formelles à partir d’intervalles de durée, le va-et-vient entre différentes échelles de tempo dans un mouvement global d’augmentation ou de diminution des durées, etc. La Formule permet donc de systématiser l’architecture à partir d’une idée somme toute intuitive.
L’oeuvre de Bilodeau optait pour une stratégie verticale de la découpe formelle, c’est-à -dire que l’on pouvait clairement – trop?- percevoir la différence de matériaux entre les cinq sections, la dernière étant marquée par un déplacement de la flûtiste vers le fond de la salle. Il nous a semblé entendre peut-être une sixième section au moment où la flûte sortait de sa lenteur de trilles, en accélérant l’enchaînement de traits ascendants.
La pièce déployait réellement une vivacité et une séduction tout à fait originale dans le cadre du concert. Grâce à des procédés de surprise et à une oreille harmonique d’une grande sensibilité, les jeux entre la flûte et les éléments de la bande ne pouvaient jamais lasser l’auditeur. Aussi, une cohérence à la fois harmonique et formelle se dégageait entre les matériaux de la bande et ceux de la flûte, cohérence plus difficile à réaliser qu’à projeter à prime abord, à moins que l’on décide de travailler sans détour dans l’hétérogénéité ou le collage sonore arbitraire de matériaux disparates.
Ici, Bilodeau se sert de 84 échantillons de flûte, qu’il recompose en trames granulées faites d’une myriade de scintillements grésillants. C’est bien l’harmonie verticalisée de sa formule, que Bilodeau projette parfois dans de longues durées considérablement étirées sur certaines sections. Le procédé de granulation, qui consiste à synthétiser un son à partir de minuscules fragments sonores, nous semble conséquent avec le titre et le propos de l’oeuvre, puisqu’il «[…] fait référence à l’omniprésence et à l’envahissement des informations qui sont émises par les médias dans notre société. Kroniks_01 met en scène la relation entre cette masse et l’anonymat de l’individu. »[4] En effet, on a certainement entendu des procédés d’accumulation et de densification d’informations, tout comme des interventions parlées sur bande telles «must never forget », «I believe », types de séquences phraséologiques propres à tout chroniqueur dans les médias anglophones. Une réserve toutefois: il y avait peut-être un décalage entre le tragique de notre société de l’information sans contenu véritable, la solitude anonyme des individus, et la tonalité colorée plutôt en extériorité que l’on pouvait écouter dans l’oeuvre de Bilodeau. Néanmoins, par sa vitalité et par la richesse des sonorités incrustées dans des structures cohérentes, complexes mais perceptibles, l’oeuvre de Bilodeau, nous semble-t-il, proposait un univers sonore maîtrisé, tout à fait rafraîchissant.
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Il fallait s’approcher et examiner de près tout le détail de l’installation de Saint-Denis pour mesurer l’exigence du travail demandé pour réaliser son œuvre!! En effet, Trombe (2010), pour flûte et ordinateur (traitement audio et vidéo en direct, robotique) mettait également en scène une plume d’oiseau, retenue dans un «socle » électrique pivotant. Comme l’écrit Saint-Denis; «L’interaction objet/musique est orientée de manière à ce que les multiples significations que porte en lui l’objet (la plume d’un oiseau migrateur par exemple) se «transfèrent » en quelque sorte sur la musique. »[5]
L’œuvre de Saint-Denis était peut-être la plus courte du concert, mais elle en était également l’une des plus poétiques : par ses jeux de récurrences insistantes, et ceux de rappels et de variations d’un petit nombre de figures musicales constamment développées. Celles-ci étaient principalement articulées et désarticulées autour d’un modèle dynamique comprenant une brève attaque marquée dans le grave suivi d’un grupetto mélodique rapide et aérien agité en désinence. Ce geste ponctuait l’oeuvre de part en part, dans une rythmique parfois nerveuse et haletante, tel des coups de vent inopinés, et reprenait donc ainsi l’idée par laquelle une trombe «est une tempête très active accompagnée généralement d’une grande quantité de pluie. »[6] Des douceurs timbrales d’une temporalité étirée venaient également composer un contrepoint dialectique avec la ritournelle principale, constamment variée, qui pouvait ainsi évoquer l’idée de migration. En isolant la plume dans l’obscurité, celle-ci réagissant aux impulsions de l’instrument, la pièce évoquait aussi l’intériorité du processus de création, lui-même migratoire. On rappellera qu’on ne «migre » généralement pas par plaisir, et qu’il est normalement question de survie. L’animal nomade se déplace parce que sa faim et sa terre promise pour féconder sont toujours au-devant de lui. Des moments intérieurs étaient bel et bien présents, mais on aurait peut-être apprécié plus d’impact lyrique, et de raffinement chaotique dans la partie uniquement musicale. Car après l’audition, on avait un peu l’impression d’avoir assisté à une oeuvre débalancée entre la profondeur et la facture impressionnante des effets visuels, et la musique elle-même, plus en retrait.
Ainsi, par l’idée de la trombe transposée en vidéo, Saint-Denis crée une trame visuelle agencée par des sortes de code barres, en mouvements superposés ou isolés, amplifiés ou réduits, qui se déplacent dans toutes les directions, à toutes les vitesses. Les sons électroniques font écho au déchaînement granulaire visuel et contribuent ainsi à isoler la flûte, seule et en évolution, face à ce déferlement numérique.
(Lien pour écouter l’oeuvre: http://www.patricksaintdenis.com/trombe_fr.html)
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La dernière pièce du concert n’était pas la moins exigeante, et elle en était probablement la plus réflexive et la plus profonde. Voici ce que dit LeBlanc sur son oeuvre Body of Noise, pour saxophone baryton et traitement en temps réel (2010) : «Découper dans le corps du son, des fragments d’expression. […] Body of Noise est constitué de plusieurs situations musicales relativement indépendantes les unes des autres, c’est-à -dire que la logique formelle est celle de l’accumulation. Aussi, le choix de succession des événements est toujours motivé par une certaine réciprocité entre les idées, plus ou moins contrastantes, et pouvant jaillir à leurs points de jonction. Je cherche, par cette manière de travailler, à isoler le caractère instantané de l’intuition, de l’idée musicale, avant qu’elle puisse être «digérée » ou décomposée par quelque forme de développement […]. »[7]
D’une dimension peu courante lorsqu’il est question de musique soliste pour vent seul, les 25 à 30 minutes de LeBlanc nous permettaient véritablement d’entrer dans le territoire sonore proposé par le compositeur. En effectuant des recoupements entre les seize fragments, parfois évidents, parfois camouflés, l’oeuvre donnait l’impression de déployer des sentiers d’écoute à travers une forêt de moments sonores aux paysages différents. Dans chacun d’eux, on retrouvait une végétation similaire mais l’auditeur pouvait y cheminer de façon singulière et unique. Il semble d’emblée que cette pièce soit difficilement assimilable en une seule écoute.
Chaque fragment déploie un geste bien circonscrit et évident: lente ascension glissante, gestes arpégés descendants, alternance de bruits de clés, de slaptongue et de pizzicato, un seul son tenu avec traitement, etc. En fait, peut-être la notion de geste n’arrive-t-elle pas à éclairer exactement ce dont il est question ici: il s’agit davantage de comportements musicaux présentés comme des machines implacables et obsessives. Si ce n’est pour l’unité que l’on retrouvait entre ses parties, l’oeuvre avait quelque chose de la forme propre aux cycles d’études romantiques, plus précisément, aux préludes tels qu’on peut les entendre chez un Chopin, qui appuyait généralement le développement sur un seul pattern à hauteurs mobiles.
Toutefois, malgré la profondeur évidente de cette oeuvre, il est difficile de passer sous silence certains de ses paradoxes. En isolant les fragments par des silences, ou au contraire, en enchaînant sans interruption et de façon contrastée deux sections, il nous semblait parfois entendre des relations de causes à effets, propres aux procédés discursifs. Par ce faire, l’idée de sublimer le geste expressif du discours perd de son poids au profit d’une trame bel et bien discursive. Aussi, contrairement à ce qu’en dit le compositeur lui-même, il était d’une part difficile pour l’auditeur de s’abstraire complètement de la notion de développement et, d’autre part, de ne pas «digérer » les gestes en eux-mêmes, puisque ceux-ci, par des procédés de variation et de répétitions, se rapprochaient aisément des notions traditionnelles que l’on associe au développement. Aussi, lorsque le compositeur nous dit qu’il imagine déjouer «ne serait-ce qu’un instant, la fonction organisatrice du langage et de l’entendement… prêter l’oreille au bruit derrière les mots… »[8], cela ne nous semble pas être mis en évidence par les matériaux et les formes de l’oeuvre. Peut-être la voie de la déconstruction prônée par la musique concrète instrumentale, qui consiste à isoler consonne, voyelle ou syllabe, geste raclé, geste arpégé, etc., est-elle l’une des seules pouvant réellement permettre d’ «entendre le bruit derrière les mots »? C’est-à -dire qu’on ne peut porter attention à ce sur quoi les formes et les structures ne nous conduisent pas. Ainsi, il n’y a peut-être qu’une seule section dans l’œuvre, celle faisant alterner des gestes bruités, où l’on pouvait entendre clairement l’ossature restante de matériaux précédemment énoncés, en guise de procédé de distanciation. D’ailleurs, ce procédé efficace se retrouvait déjà dans la dernière oeuvre de LeBlanc pour ensemble de chambre, J’ai pilé sur la nuit et elle est toute noire de frayeur (2010), et il nous apparaît clair qu’il y a là un filon à développer pour clarifier une démarche au reste éminemment poétique et rigoureuse.
Malgré ces quelques réserves, Body of Noise possédait une diversité et un foisonnement de contrastes expressifs propres aux œuvres récentes du compositeur. Ce qui nous a probablement le plus touché dans celle-ci, c’est l’imagination apportée au travail du traitement en temps réel et des échantillons. C’est bien là que se créait comme un double fugitif et indomptable du discours de l’interprète, chaque fragment possédant des traitements bien différents et typés. Certains d’entre eux, notamment un bourdon grave d’une rare richesse qui émanait d’un son tenu du saxophone, laisseront une image sonore durable dans la mémoire des auditeurs présents.
(Pour écouter la musique de Jimmie Leblanc: http://www.jimmieleblanc.net/francais/www.jimmieleblab.html
Body of Noise devrait être disponible prochainement).
[1] Guilherme Carvalho, Il n’est plus là, je suis là, notes de programme.
[2] Ibidem.
[3] Ed Martin, Flurry, notes de programme.
[4] Julien Bilodeau, Kroniks_01, notes de programme.
[5] Patrick Saint-Denis, Trombe, notes de programme.
[6] Ibidem.
[7] Jimmie LeBlanc, Body of Noise, notes de programme.
[8] Ibidem.
Live @ Cirmmt, 9 décembre 2010 Œuvres de Bilodeau, Carvahlo, LeBlanc, Martin et Saint-Denis
Geneviève Déraspe : flûte ; Ida Toninato : saxophone