Le 29 octobre dernier, l’Ensemble Variances (France) montait sur les planches pour la première fois en Amérique du Nord, à la salle Bourgie du Musée des Beaux-Arts de Montréal. Dirigé par le pianiste et compositeur Thierry Pécou, l’ensemble de cinq instruments (flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano) était rejoint, pour l’occasion, par le réputé pianiste russe Alexander Melnikov.
Fort original, ce concert donnait à entendre des œuvres de différents compositeurs se réclamant d’une certaine filiation avec Alexandre Scriabine : à l’origine de cette initiative, une commande passée par Variances au compositeur québécois Marc Patch, pour une œuvre devant être intégrée à un concert soulignant les 100 ans du décès de Scriabine (1872-1915). Ayant notamment été élève de Bruce Mather, et connaissant à la musique de son ancien professeur quelque parenté avec la musique du musicien russe, Patch proposa que soient intégrées au programme des œuvres de celui-ci et d’Ivan Wyschnegradsky, qui connut à la fois Scriabine et Mather. En résulte le concert « généalogique » de la semaine dernière, intitulé « Poème du feu », titre symbolique renvoyant au poème pour piano Vers la flamme, op. 72, de Scriabine.
La première partie de la soirée était constituée un peu à l’image d’un concert-théâtre, sans interruption entre les pièces qui ressemblaient par ailleurs à autant de tableaux divers et contrastants. La Méditation sur deux thèmes de La Journée de l’existence, de Wyschnegradsky, toute chargée de lyrisme et de gestes romantiques, est une évocation trop brève de la musique du compositeur russe. Le jeu précis, énergique et confiant du violoncelliste David Louwerse rendait avec exactitude le chromatisme en quarts de ton caractéristique des œuvres composées par Wyschnegradsky à partir du tournant des années 1920, et ne manquait pas de rappeler, pour ceux qui la connaisse, cette grande fresque musicale et philosophique, centrale au catalogue du compositeur, qu’est La Journée de l’existence (1916-1917).
Les Cinq préludes op. 74 de Scriabine furent aussi brefs que vifs, presque éphémères mais riches de cette énergie et de ces grands gestes pianistiques que Melnikov a su pleinement incarner. D’abord empreints d’une intériorité qu’amplifie l’atonalité, puis croissant et culminant en de vastes débordements romantiques, ces préludes résonnèrent comme autant de questions laissées ouvertes, et dont les réponses ne s’ébauchèrent peut-être que dans l’immense épure du Duo basso de Bruce Mather qui suivait. Dans ce double soliloque où les protagonistes se rencontrent parfois, où ils se partagent ici le grand dépouillement, là les coulées rythmiques caractéristiques de tant d’autres pièces de ce compositeur, Anne Cartel (flûte basse) et Carjez Gerretsen (clarinette basse) rendirent justice au talent d’orchestrateur de Mather : des fondus impeccables dans tous les registres, des passages microtonaux adoucis par des timbres instrumentaux riches, un contrepoint feutré s’éteignant dans ce même silence dont il s’était un moment détaché.
Dans ce calme gagné, Vers la flamme, entre les mains de Melnikov, s’imposait tel l’entêtement du ressac qui conquiert la rive, de la flamme qui consume, prend vie, froide, et illumine. Aux côtés de ce chatoiement célèbre, le Soleil-Tigre de Thierry Pécou, pour violoncelle et piano, contrastait par son aspect fragmentaire et rude, par l’aspect tapageur de ses rythmes accentués et de ses effets de timbres peut-être un peu faciles, qui me laissèrent avec une certaine hésitation comme dernière impression. Il faut cependant reconnaître que Pécou, lui-même au piano, jouait avec une énergie engageante qui se communiqua rapidement à l’auditoire.
Puis, au cœur de cette soirée : Silver, l’œuvre en création de Marc Patch. À la fois lumineuse et comme aqueuse, cette pièce au diatonisme assumé, à la tendresse candide, semblait faite de tableaux, d’événements à l’évocation presque aussi visuelle que s’ils eussent fait partie d’un dessin animé. Ce dialogue lyrique entre le piano et les autres instrumentistes alternait des moments de grand foisonnement et d’autres où un plus grand calme permettait d’apprécier de beaux agencements des timbres instrumentaux. La forme était claire, marquée par quelques accords secco au piano – dont j’ai trouvé qu’ils détonnaient un peu avec le caractère plutôt impressionniste de l’ensemble de l’œuvre, sans pour autant déranger. Dans l’ensemble, à l’exception d’un final un peu long, Silver est une œuvre facile d’écoute et agréable, dont la luminosité saura sans doute gagner l’affection des auditeurs.
Enfin, Soleil-Feu de Pécou précédait la Messe noire Scriabine à la toute fin de ce programme plutôt dense. Écrite pour violon et piano, cette œuvre semblait aimer, tout comme Soleil-Tigre, à opposer les deux plans instrumentaux. Dans les deux cas, l’indépendance des deux instruments tend à devenir discontinuité, et je dois avouer ne pas être certain d’avoir apprécié cette dissociation. Peut-être aussi le style de Pécou ne s’agençait-il tout simplement pas aussi bien qu’on l’eût souhaité au caractère des autres œuvres au programme. De manière contrastante, la Messe noire semblait accumuler plus d’énergie qu’elle n’en dissipait, croissant et culminant en rythme et en intensité. Melnikov accédait décidément là au sommet de son art, couronnant avec élégance une soirée où le talent des interprètes côtoyait confortablement le talent des compositeurs.
Paul Bazin
5 novembre 2015
* Il est par ailleurs possible de lire la note de Marc Patch pour Silver en se rendant sur le site de l’Ensemble Variances. Des extraits des mouvements 1 et 2 de cette pièce peuvent aussi être écoutés sur la chaîne YouTube de l’Ensemble.