Exercice de diction : « parlé-piano » x 7
L’organisme Innovations en concert, dirigé – avec une imagination et une ouverture d’esprit méritant d’être saluées – par Isak Goldschneider, présentait le 20 octobre dernier, à la Salle de concert du Conservatoire de Montréal, Speaking Pianist : Stephane Ginsburgh[1]. Ce récital, présenté avec le soutien de Wallonie-Bruxelles International, proposait un programme artistiquement très ciblé et ce, à la jonction de deux axes : d’une part, la rencontre de compositeurs des scènes belge et canadienne, et, d’autre part, la rencontre du piano et de la parole (Stephane Ginsburgh étant un « pianiste parlant »). Le premier axe n’était pas exclusif, puisqu’un compositeur français (François Sarhan) et deux Américains (Keith Kusterer et Frederic Rzewski) étaient au programme (à noter toutefois, au passage, que la pièce de Kusterer avait été découverte par Ginsburgh lors d’un concert du pianiste Andy Costello, qui a longuement habité à Montréal). Pour le reste, étaient programmées des œuvres d’Alec Hall (natif de Toronto, ayant étudié à McGill et complétant présentement un doctorat à Columbia), André Ristic (pianiste et compositeur natif de Québec, bien connu de la scène montréalaise, vivant maintenant à Bruxelles) et Jean-Luc Fafchamps (aussi pianiste et compositeur, belge, associé comme Ginsburgh à l’Ensemble Ictus[2]). Le deuxième axe de rencontre – la jonction du piano et de la parole – posait un cadre esthétique dont nous pourrions évoquer, parmi les œuvres fondatrices (non jouées mais qui, en un sens, brillaient par leur absence), Voices and Piano de Peter Ablinger et MM 51 de Mauricio Kagel. L’exploration en musique de création du théâtre instrumental et des frontières poreuses entre les disciplines (l’indiscipline artistique) a un passé, et il est bon de se rappeler que des compositeurs comme Ablinger et Kagel, ainsi que des groupes comme Fluxus, par exemple, ont précédé ce qui se fait aujourd’hui dans ce créneau. Du côté des lettres, les précurseurs de l’esthétique proposée se situeraient sans doute du côté de la poésie sonore et de l’enregistrement radiophonique, avec par exemple le cut-up chez William S. Burroughs et le poème-partition chez Bernard Heidsieck. Quoi qu’il en soit, voici un compte rendu de ce concert, dans lequel je m’attarderai particulièrement sur la nouvelle œuvre d’André Ristic (avec qui j’ai d’ailleurs eu l’occasion de m’entretenir par échange épistolaire, et que je citerai donc en contrepoint de mes propos[3]).
Du mixte à l’acoustique
Les trois premières œuvres au programme avaient en commun d’utiliser un dispositif électro-acoustique. Dans l’œuvre de François Sarhan, Ô Piano (2013), le texte utilisé consistait en une entrevue réalisée avec le pianiste Nicolas Mallarte. Nous entendions donc, dans une sorte de mise en abime, à la fois du piano et des propos au sujet du piano. Aux sonorités de piano et de voix performées sur scène s’entremêlaient, non sans certains effets de « trompe-l’oreille », d’autres sonorités de voix et de piano, préenregistrées celles-là (et au vocabulaire par ailleurs hétéroclite, alternant par exemple micro-tons et arpèges majeurs). Pour sa part, l’œuvre d’Alec Hall, A Dog is a Machine for loving – 1. Merckx (2016), qui était créée ce soir là, utilisait des enregistrements de chiens que le jeu du pianiste imitait simultanément à leur diffusion. C’est là une démarche très similaire à celle de Ablinger dans Voices and Piano, à l’exception qu’ici ce sont des sonorités canines, plutôt que vocales, qui servent de modèle. Des jeux d’intertextualité amalgamant des passages de piano romantique aux bruits de chiens ne manquaient pas de poser l’enjeu, très présent en art contemporain, des frictions entre le réalisme prosaïque (banalité du quotidien) et la quête du sublime (Art avec un grand A). Enfin, l’œuvre de Keith Kusterer, Trivia Surreal (2013), de caractère humoristique et de tendance Pop Art, re-contextualisait des éléments sonores de jeux télévisés. Ainsi, les applaudissements du public à la fin de la prestation se mêlaient à la trame sonore d’une émission populaire, les rituels du concert se confondant ainsi avec ceux de la télévision.
Les deux œuvres suivantes, qui concluaient la première partie, étaient, quant à elles, strictement acoustiques et toutes deux signées par des pianistes-compositeurs vivant à Bruxelles. L’œuvre de Jean-Luc Fafchamps, Rap & Tap (2011), est un diptyque de miniatures. La première (dédiée à Frederic Rzewski) convoquait le potentiel sémantique et politique que permet l’usage de la parole. En effet, le pianiste lisait un texte de l’écrivain américain James Baldwin (My Dungeon Shook, Letter to my Nephew on the One Hundredth Anniversary of the Emancipation), référant à l’histoire de l’esclavage aux États-Unis, tout en jouant une partie de piano évoquant le rap. La deuxième miniature poursuivait le travail rythmique de la première mais de façon strictement percussive, en « tapant » ça et là sur le piano. Ces miniatures ont été composées pour Ginsburgh, qui avait lui-même suggéré ce texte au compositeur.
Ristic à l’écoute de Feyman
Cette façon de faire a été reprise pour l’œuvre d’André Ristic, Feyman speech-sonata (2016), dont c’était la création (et sur laquelle je m’attarderai plus longuement). C’est ainsi que l’interprète a de nouveau lui-même proposé un texte au compositeur, et cette fois il s’agissait du début de la conférence du physicien Richard Feynman sur la mécanique quantique, donnée à Auckland en Nouvelle-Zélande, en 1979, et que l’on peut visionner sur YouTube[4]. Interrogé sur les passages qu’il a retenus, Ristic m’écrit :
J’utilise son discours à partir d’environ 24m25s; c’est une partie où il parle de pourquoi les gens peuvent ne pas comprendre le sujet en raison des apparentes contradictions de la théorie (qui n’en sont pas, mais dont les règles sont assez difficiles d’accès vu l’usage de nombres complexes, de matrices, etc.). J’ai commencé de façon anecdotique un peu (ce devait être un seul mouvement) avec « You don’t like it? Go somewhere else! ». Et puis, j’ai ajouté un mouvement (la suite du discours, où il propose de déménager dans un autre univers où les règles sont plus simples) puis un troisième (encore plus loin, où il explique plusieurs raisons pourquoi les gens ne comprennent pas la théorie et rassure tout le monde en disant qu’il ne la comprend pas non plus vraiment). Là, j’ai l’intention d’en ajouter un quatrième (à chaque fois parce que ça ne me paraît pas fini, musicalement) avec, encore plus loin, d’autres commentaires philosophiques.
Les motivations de s’inspirer d’un tel discours sont profondes. S’y amalgament musique et science, certes, mais aussi philosophie et ludisme. C’est, en outre, un hommage à la force pédagogique de Feynman, celle-ci constituant une véritable invitation à s’intéresser activement aux fondements de la nature. À ce titre, Ristic m’écrit :
Pour moi, c’est une invitation à s’intéresser à la nature de façon plus profonde (après des mois d’étude, je commence à peine à comprendre la théorie, mais je refuse de mourir sans savoir c’est quoi vraiment les atomes, photons, bosons et autres sans lesquels je n’existe pas; alors je continue humblement et comme je peux à lire là-dessus, et c’est vite devenu un jeu, vraiment).
Ce n’est pas d’hier que Ristic s’inspire, musicalement, des sciences et des mathématiques. En 2000, déjà, il sous-titrait une œuvre composée pour le Quatuor Bozzini « Après une lecture de Piskounov », en référence au célèbre mathématicien soviétique. Ristic, possédant une formation universitaire en mathématiques, serait en bonne position pour faire des applications directes de calculs à même ses techniques de composition. Or, il n’est pas un formaliste et ces notions sont généralement utilisées métaphoriquement, pour ainsi dire mises en scène dans des contextes de dramaturgies sonores, avec ce côté délirant si caractéristique (un psychanalyste lacanien dirait peut-être caracté-ristic) de son imaginaire musical. Testant cette hypothèse auprès du compositeur, celui-ci confirme, précise et développe :
Tu as très bien deviné le sujet (traitement théâtral du discours). Les tempos par contre n’ont pas de rapport avec la théorie (dans chaque cas j’ai pris un tempo qui convenait au type de traitement de la voix). En effet, j’ai utilisé certains thèmes de la MQ[5] dans la musique : c’est, essentiellement, la périodicité, la mise en phase (ou en déphasage), la quantisation des informations (par exemple l’usage de tous les accords à trois sons possibles sur une sixte) ou la quantisation du discours parlé sur des doubles croches (quantisation musicale habituelle dans les logiciels séquenceurs). J’utilise aussi le principe d’incertitude comme source d’inspiration technique (plus un élément est compliqué, fouillé ou développé, plus je simplifie son élément « dual » ; par exemple, un rythme complexe est compensé par une harmonie simplifiée).
Cette nouvelle œuvre, bien que d’un seul tenant, faisait entendre trois parties clairement distinguables. Dans la première – énergique, rapide, répétitive –, un seul syntagme était utilisé sous toutes les coutures possibles : le « You don’t like it? Go somewhere else! » mentionné ci-dessus par Ristic. On pouvait entendre, mais aussi imaginer (pressentir), qu’en lien avec la physique, intervenaient des notions de forces, de mouvements, de rotations et de déphasages. Tantôt un mot était isolé et répété à toute vitesse, tantôt la voix et le piano répétaient leurs boucles respectives en se décalant peu à peu. La deuxième partie, plus lente et atmosphérique, évoquait une sorte de « slow motion » écrit. C’était particulièrement évident pour la voix, qui parlait comme ralentie par un étirement temporel. Du reste, si cette œuvre n’utilisait pas de bande, elle semblait « mimer » non seulement des notions de physique, mais aussi des techniques de montages propres au studio (qui sont peut-être elles-mêmes liées aux notions de physique, mais cela demanderait une enquête plus approfondie) : découpages, collages, sillons fermés, séquences, variations de vitesses, par exemple. La troisième partie revenait à des éléments pianistiques virtuoses (comme la première), mais dans un caractère plus atmosphérique (comme la seconde). Le résultat donnait l’impression d’une décharge d’énergie et d’hallucinations sonores très enlevée et convaincante.
La forme tripartite m’a incité à interroger Ristic sur son utilisation du mot « sonata » dans le titre (il avait aussi signé, en 2003, une Sonate de carnaval). Sa réponse, intéressante et intrigante à la fois, me donne envie de consulter la partition :
Je pense que sur le mot sonate, je dois m’expliquer : j’utilise « Sonate » et « Symphonie » avec des sous-titres parce que, récemment, je trouve important de rester connecté avec une certaine façon d’écrire la musique qui a des racines historiques (en clair, c’est plus clair pour ma tante Germaine et c’est important pour moi de gagner du temps d’explication quand elle me demande ce que je fais dans vie). Dans ce cas-ci, il y a une exposition à deux thèmes (une mesure), un développement (un accord), et une réexposition de cinq minutes. (Donc, clairement, c’est un prétexte, et c’est la même chose pour le rondo – un autre trucage du même genre.)
Notes marginales
C’est ainsi que se terminait la première partie. Ces cinq œuvres, certes distinctes, s’inscrivaient tout de même, tel que mentionné plus haut, dans un créneau esthétique précisément ciblé et avaient beaucoup en commun. Chacune d’elles aurait pu, dans le cadre d’un concert plus « strictement » ou « normalement » pianistique, faire office d’OVNI. Or, jouées les unes à la suite des autres, l’effet d’étrangeté se diluait à mesure que croissait celui de cohérence. Cela étant dit, le passage des œuvres mixtes aux œuvres acoustiques permettait de renouveler en partie l’horizon d’attente, et les œuvres étaient également – grosso modo – plus brèves dans la deuxième moitié de cette première partie, ce qui contribuait à garder l’intérêt éveillé. Le Ristic concluait vraiment en force.
Les mots de la fin à Rzewski
La deuxième partie du concert était entièrement consacrée à Frederic Rzewski. Il s’agissait de deux œuvres d’envergure : Dear Diary for speaking pianist (2014) et De Profundis (1992). Ces œuvres mériteraient un article en soi. Quelques mots, tout de même. En guise de texte, la première œuvre utilisait des extraits du journal du compositeur lui-même, tandis que la seconde utilisait une lettre d’Oscar Wilde rédigée alors qu’il était en prison. Dans Dear Diary for speaking pianist, Rzewski, à l’instar de Fafchamps, n’hésite pas à utiliser le potentiel sémantique et politique des mots : d’emblée, on y entend une charge contre le capitalisme. En fait, il s’agit là d’une approche compositionnelle puisant à toutes les sources de la sémiologie. Sens, sons, références : toutes une panoplie de moyens d’expressions oscillant entre l’abstrait et le concret sont mis à l’œuvre. Quant à De Profundis, on peut tisser un autre lien avec le Fafchamps : l’utilisation d’une lettre d’un écrivain. Mais dans ce cas-ci, l’œuvre n’est pas une miniature, bien au contraire. Sur l’ensemble du concert, ce n’était sans doute que dans cette œuvre où la parole du pianiste était utilisée non seulement en tant que source sonore, mais aussi comme porteuse d’une œuvre littéraire à part entière, jusqu’à partager le champ perceptif de l’auditeur à part égale avec celui de la musique. Ici, il faut souligner les grandes qualités pianistiques et dramatiques de Stephane Ginsburgh qui, malgré une exigeante soirée devant un public malheureusement peu nombreux, a su jusqu’au bout donner du souffle aux notes et aux mots.
Maxime McKinley
25 octobre 2016
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[1] Pour plus d’informations sur ce pianiste, voir : http://www.ginsburgh.net [consulté le 24 octobre 2016].
[2] Fafchamps avait d’ailleurs été invité par le Conservatoire de Montréal pour diverses activités musicales, en octobre 2013.
[3] Échanges de courriels les 23 et 24 octobre 2017.
[4] Voir : https://www.youtube.com/watch?v=eLQ2atfqk2c [consulté le 24 octobre 2016].
[5] ie : mécanique quantique [NDLR]