De Carmen Vanderveken à Carmen Jaci : confluence millénariale de traditions
Après avoir obtenu son Diplôme d’études collégiales à l’École de musique Vincent d’Indy en 2011, Carmen Vanderveken est admise dans ma classe de composition au Conservatoire de musique de Montréal, institution qu’elle quittera en 2015 avec un Diplôme d’études supérieures en musique en poche (DESM I, équivalent d’un Baccalauréat universitaire), assorti d’une mention d’excellence. En trois ans, à partir d’une base affective proche de Debussy et Ravel, Carmen a beaucoup absorbé sur les plans technique et esthétique, assimilant et s’appropriant, dans chacune des pièces de son portfolio académique, une palette de moyens tels les modes et techniques rythmiques de Messiaen, puis la technique des rhizomes de Xénakis et enfin les explorations de Beat Furrer et les éclectismes de Richard Ayres et Nicole Lizée, en plus d’orienter ses axes d’inspiration vers des thématiques nourries par des lectures en philosophie, sociologie et politique, notamment vers les défis qui sont posés aux femmes.
Elle s’inscrit ensuite à la Maîtrise en composition au Conservatoire d’Amsterdam, avec comme tuteur le compositeur britannique Richard Ayres. Parallèlement à ces études (qu’elle achèvera avec succès en 2017), elle écrira plusieurs pièces de musique de concert pour des ensembles ou événements canadiens (Paramirabo, Pentaèdre, Quasar, Montreal Contemporary Music Lab, Plumes Ensemble) et néerlandais (Nieuw Ensemble, Festival Gaudeamus).
Cette biographie pourrait encore ressembler à celle de plusieurs créateurs / créatrices de musique de concert de cette génération si Carmen n’avait en outre poursuivi dans la voie de la musique électronique, en produisant notamment des vidéos musicales réalisées en collaboration avec le collectif Triangle dont elle fait partie et qui seront présentées dans plusieurs rencontres internationales, ou en apparaissant comme performeuse à des festivals spécialisés comme Rewire, MUTEK Montréal, Amsterdam Dance Event, Gaudeamus et Transart.
C’est l’occasion de la sortie d’un premier album autoproduit et dont elle m’a envoyé une copie en primeur qui a suscité chez moi l’envie d’interroger Carmen sur sa démarche. J’y ai vu et entendu à la fois une distanciation par rapport à ses accomplissements du temps de son passage au Conservatoire mais aussi la concrétisation d’une recherche qu’elle avait alors déjà clairement verbalisée et entamée.
Donc : reprise de contact et poursuite d’une discussion !
1- MG : Carmen Jaci. C’est le nom que tu affiches maintenant sur ton curriculum autant que sur ton site web. De quoi témoigne ce changement de nom quant à l’orientation de ta carrière, de ta vie de compositrice, de tes choix musicaux ?
CJ : Lorsque j’ai effectué ma transition de compositrice classique à productrice de nouvelle musique électronique, j’ai décidé de ne garder que mes deux premiers prénoms comme nom d’artiste. Je trouve que les sonorités de ces deux prénoms s’harmonisent bien ensemble en plus de renouer avec mes origines latino-américaines. Le nom “Jaci” signifie “lune” ou “déesse de la lune” en langue tupi-guarani parlée dans de nombreuses tribus amérindiennes du Brésil dont je partage l’ascendance du côté de ma mère. Cette nouvelle appellation souligne aussi un changement majeur de médium et d’esthétique dans les sonorités de ma musique.
2- MG : Dans les pièces de ton album Happy Child, qu’est-ce que tu perçois – sur tous les plans : technique, stylistique, esthétique – comme étant génétiquement relié à tes apprentissages et réalisations de tes années d’études ? Et qu’est-ce qui au contraire s’en distingue ?
CJ : Je crois qu’on remarque beaucoup mes origines classiques dans le développement formel de mes pièces électroniques. On y retrouve le plus souvent une déconstruction technique que j’ai commencé à employer lors de mes explorations compositionnelles au Conservatoire. J’utilise également une vaste gamme d’échantillons d’instruments acoustiques appartenant à l’orchestre symphonique comme des instruments à vent, à cuivres, à cordes et à percussions. Ces sonorités font partie du réservoir de matériaux avec lesquels je produis ma musique au sein d’une station de travail audio numérique, notamment en combinaison avec des instruments de synthèse électronique. De plus, j’ai gardé ma petite touche humoristique qui transparaissait déjà dans mes créations pour ensembles.
À l’époque, le contenu mélodico-rythmique de mes pièces constituait le principal intérêt de leur valeur musicale; aujourd’hui, je suis d’avis que le design sonore ainsi que le mixage apportent la majorité de l’intérêt formel et esthétique dans ma musique. Celle-ci possède toujours un contenu mélodico-rythmique, mais ne serait plus aussi intéressante si on en faisait une réduction pour piano. Il y a tout un travail de composition sur des nouveaux paramètres tels que la construction d’un espace sonore tridimensionnel que les appareils audio électroniques peuvent transmettre. Je peux également effectuer des traitements sonores sur chaque son et modifier notre perception de l’espace acoustique dans lequel chacun se trouve de manière extrêmement pointue et en micro-montage; les sons employés eux-mêmes peuvent être le résultat d’une production sur mesure, sans les contraintes acoustiques et de jouabilité des instruments physiques. L’usage de toutes ces possibilités mélangées à mon expérience préalable de compositrice ont donné naissance au langage musical présent dans Happy Child.
3- MG : Dans tes œuvres pour le concert écrites jusqu’en 2018, j’ai souvent perçu des allusions stylistiques renvoyant au spectaculaire, au délire, à une tendresse faussée, où l’humour avait une place certaine, le tout reflétant la vision que tes lectures en philosophie, politique et sociologie pouvaient nourrir. En écoutant les pièces de ton album Happy Child me viennent plutôt à l’esprit des images de bonbons, de petite fille modèle, de ludicité innocente. Les sonorités synthétiques qui y sont employées renvoient au côté léché des images des vidéos que le collectif Triangle a produites, au maquillage parfait, à l’artifice. Disney et les jeux vidéos ne sont pas loin ! Comment perçois-tu ces évocations que ta musique a provoquées chez moi ?
CJ : Je suis d’accord que les sonorités employées sont comme des bonbons pour les oreilles, et cela n’empêche pas que la musique tisse une expérience émotionnelle profonde avec ces sons. Je crois que les auditeurs peuvent ressentir toute une palette d’émotions à l’écoute de l’album, incluant de la joie, de la surprise, de l’excitation et de l’émerveillement; en plus de la tristesse, de la mélancolie et même, dans certains cas, un sentiment d’aliénation. J’ai peut-être écrit des pièces conceptuellement plus politiques dans le passé, mais je prends aujourd’hui comme inspiration principale une introspection identitaire enracinée dans mes propres émotions, souvenirs, espoirs et rêves. Une amie m’a dit qu’en écoutant mon album, elle avait l’impression de jeter un coup d’œil dans mon cerveau, et cela m’a beaucoup plu! En gros, j’ai voulu transmettre un état d’esprit innocent qui éprouve l’émerveillement de nouvelles découvertes ainsi que l’intensité d’autres épreuves psychologiques contrastées – tout cela d’une manière musicalement stylisée et raffinée.
4- MG : Dans ma première expérience de ton album, ressortaient plus positivement les pièces où le traitement des paramètres techniques relativement traditionnels de la musique instrumentale (mélodie, harmonie, timbre) m’apparaissait comme riche et sophistiqué. Cela fait évidemment ressortir mes biais d’auditeur (goût, formation, etc.). Pour certaines pièces, notamment celles où ressort l’emploi d’un beat plus constant, tu sembles plutôt avoir mis l’emphase sur des paramètres auparavant jugés secondaires par les oreilles classiques mais que la musique « pop » a amplement développé jusqu’à un haut degré de virtuosité : micromontage, mixage, spatialisation. Pour en goûter pleinement les qualités, est-ce que ce type de composition musicale n’induit pas dès lors d’autres modes de présentation / diffusion publique que le concert traditionnel (voire même : que le concert pop-rock) ?
CJ : Si le système de son et l’acoustique de l’espace sont de bonne qualité, je pense que le concert traditionnel demeure un mode de présentation adéquat pour communiquer cette musique. Les auditeurs n’ont pas souvent accès à d’excellents dispositifs de transmission sonore chez eux, et se déplacent bien souvent pour bonifier l’expérience sensorielle des productions des artistes musicaux qu’ils suivent; cela est particulièrement le cas en ce qui a trait aux basses fréquences.
5- MG : Je suis surpris de lire que le concert traditionnel convienne selon toi pour présenter la musique de ton album. D’après les expériences que tu cites à ton relevé d’expérience (festivals spécialisés comme Rewire, Amsterdam Dance Event, Gaudeamus, Transart, Soundsofmusic et le Mutek de Montréal), on serait quand même assez loin non seulement du concert instrumental / vocal classique (scène à l’italienne, silence et immobilité du public assis) mais aussi du concert « d’orchestre de hauts-parleurs » que le milieu de la musique électroacoustique a développé depuis les années 70 (même si, plus récemment, ceux-ci accompagnent souvent la projection sonore de projections vidéo). Est-ce la présence et la performance personnelles, sur scène, au milieu des appareils de transformation et de diffusion, qui pour toi rapproche ce type d’évènement du concert traditionnel ? Et, si oui, quelle est la marge d’interprétation qu’il te reste, en public, pour une musique dont le contenu semble pourtant entièrement fixé, préenregistré, voire : en grande partie préspatialisé (fichiers multicanaux) ?
CJ : Ma définition du concert traditionnel semble différer de la tienne. Pour moi, un concert traditionnel comporte une scène dans laquelle un ou plusieurs musiciens présentent une performance musicale devant un public. C’est actuellement le mode de présentation le plus courant dans le monde occidental et tous les festivals auxquels j’ai participé y font majoritairement appel. Je ne considère pas le concert d’orchestre de hauts-parleurs comme un concert traditionnel : ce contexte-là est beaucoup plus “spécialisé” et relativement peu de gens en ont fait l’expérience au cours de leur vie. Par contre, le concert classique s’inscrit dans ce que je considère être un concert traditionnel; simplement, l’absence habituelle d’amplification, l’éclairage et le comportement du public y diffèrent de mes concerts électroniques passés.
Mon album est un médium fixe, mais les concerts que je présente depuis sa sortie utilisent son contenu dans un contexte de performance live, ce qui veut dire qu’il y a réellement une manipulation en direct de mon matériel musical préexistant. Dans mon cas, mes publications musicales fixes et mes présentations musicales font partie de deux démarches et processus différents. Il y a un côté plus étendu à ma musique de concert qui fait appel à une certaine improvisation au niveau de déclenchements de multiples suites d’extraits sonores, la superposition de différents éléments musicaux ainsi que leur transformation continue à l’aide de divers outils MIDI et audio.
6- MG : Pardonne au béotien que je suis, qui n’a jamais fréquenté ce type d’évènements-concerts (genre Mutek) autrement que virtuellement, par quelques photos ou vidéos entraperçus… et qui ne seraient donc pas à confondre avec ces grands rassemblements festifs (genre PikNik électronique) où un public surtout jeune danse et consomme allègrement… Je crois comprendre que le milieu dans lequel tu évolues conserve une attitude d’écoute respectueuse à l’égard des propositions des artistes.
Revenons à ce qui constitue la base de l’une ou l’autre de ces deux avenues que tu viens de mentionner, c’est-à-dire la production de pièces musicales, qui seront ensuite publiées (rendues publiques ou achetables sur le web) ou encore feront l’objet de performances publiques. Ta réponse à ma troisième intervention (plus haut) fait ressortir deux facettes de ton action créative : la référence à, d’une part, « une introspection identitaire enracinée dans mes propres émotions, souvenirs, espoirs et rêves » pour « transmettre un état d’esprit innocent qui éprouve l’émerveillement de nouvelles découvertes ainsi que l’intensité d’autres épreuves psychologiques contrastées », et d’autre part, à l’envie de le faire « d’une manière musicalement stylisée et raffinée ». Pourrais-tu commenter l’une de tes pièces de ton album Happy Child qui te semble particulièrement significative selon ces deux aspects – interdépendants – qui concentrent ton attention, c’est-à-dire le pouvoir expressif et évocateur d’une part, et le traitement de la matière musicale d’autre part ?
CJ : Je pense que la piste Happy Child – qui porte le même nom que l’album – est un bon exemple de ces préoccupations. À mesure que la pièce avance, on parcourt différents paysages sonores à différentes connotations émotives : parfois paisibles, plus mouvementées, ou dramatiques et même épiques. J’entends par « différents paysages sonores » différentes orchestrations semblant provenir de différents espaces acoustiques qui s’enchaînent et se superposent. Ce qui relie cette multiplicité de sources et de transformations sonores est, d’une part, la marche harmonique; mais aussi, de manière plus profonde, le choix esthétique des sons, la clarté avec laquelle ils sont manipulés dans le mixage ainsi que ma signature compositionnelle faisant appel à la déconstruction et au micro-montage.
Mon expérience de la réalité s’est souvent faite de manière fragmentée, composée de différentes perspectives qui s’entrechoquent à propos d’une même chose – ce que j’essaie d’exprimer dans ma musique de manière organisée et concise à travers une lentille à la fois exacerbante et dérisoire. Au sein même de l’album, je flirte avec plusieurs genres de musiques différents car j’ai de la difficulté à me restreindre à un seul mode d’arrangement. Lorsque les gens aiment ma musique, c’est habituellement parce qu’ils aiment soit la personnalité derrière les récits de mes pistes musicales, ou qu’ils apprécient le côté relativement virtuose de mon maniement de la production électronique (le mot « virtuose » me rend mal à l’aise, car je sais qu’il y a encore place à beaucoup d’amélioration dans mon travail de production, mais je trouvais le mot « habile » moins clair).
7- MG : Pour compléter cette esquisse d’un portrait artistique de Carmen Jaci en 2024, je te demanderais de nous introduire brièvement dans le domaine de ton goût musical, c’est-à-dire, par exemple, de nous énumérer quelques-unes des musiques qui t’ont marquée, dans ton enfance ou ta jeunesse et même encore récemment, des musiques de n’importe quelle époque, de n’importe quel genre ou compositeur, des musiques que tu admires pour leur facture, qui simplement te plaisent beaucoup, ou encore te bouleversent (jusqu’à peut-être te faire « commettre Dieu sait quelles infidélités à la raison », pour reprendre la belle expression de George Steiner dans Réelles présences). Pour moi, bien plus que dans des détails biographiques, c’est dans ces amours, ces affections profondes, qu’il faut rechercher la base de la personnalité artistique d’une créatrice ou d’un créateur, la base de ses techniques tout aussi bien que celle des choix et rejets faits dans le chaud de la manipulation des matières sonores (Ça, je garde ! Ça, ça me plaît !…). Qu’en penses-tu ?
CJ : Durant mon enfance, j’ai été plongée dans une variété de genres musicaux grâce à mon père, qui faisait jouer des CDs à travers deux grandes enceintes dans le salon. Il m’a initiée à la musique baroque, classique, brésilienne, au new age, et à la chanson française, des styles que j’apprécie encore aujourd’hui. Vers mes 10 ans, j’ai découvert la musique populaire de mon époque et, comme beaucoup de jeunes millénariaux, j’ai été attirée par le pop-punk d’Avril Lavigne, le nu metal de Linkin Park et Korn, ainsi que le funk rock des Red Hot Chili Peppers et le rock alternatif de Coldplay. Mais c’est l’électronica du début des années 2000, notamment à travers des albums de Moby, Björk et Radiohead, qui a le plus influencé mon développement musical.
Parallèlement, en poursuivant ma formation classique au piano, j’ai développé une affinité particulière pour la musique impressionniste, avec une préférence marquée pour Maurice Ravel. Pendant mes études musicales au Cégep et au Conservatoire, j’ai exploré les grandes figures de la musique classique moderne et contemporaine comme Messiaen, Schoenberg, Boulez, Ligeti, Xenakis et Reich. Cependant, c’est Stravinsky, avec son humour éclatant et son écriture finement ciselée, qui est resté une influence durable.
En ce qui concerne la musique électronique des années 2010, j’ai été attirée par des artistes comme Grimes, Oneohtrix Point Never, Foodman, Visible Cloaks, deadmau5, Motion Graphics, Arca, yaeji et Die Antwoord. Plus récemment, mes découvertes musicales se sont multipliées grâce à mon abonnement à des revues musicales en ligne. En ce moment, j’écoute beaucoup Barker et je suis de près les parutions du label Wisdom Teeth.
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Je remercie Carmen Jaci pour sa disponibilité et l’attention avec laquelle elle a répondu à mes questions. J’invite toutes les personnes intéressées à poursuivre la découverte de sa démarche à consulter les sites suivants :
https://www.carmenjacimusic.com
https://noumenalloom.bandcamp.com/album/happy-child
© 2024 Carmen Jaci et Michel Gonneville
Note : pour l’image en page de présentation : © Collectif Triangle