À tout moment de sa carrière, il est des opportunités qu’un compositeur ressent comme particulièrement importantes pour lui, comme une exigence de donner le meilleur de lui-même. La réputation et la qualité de l’ensemble commanditaire est l’un des facteurs qui créent ces occasions significatives. Pour les jeunes compositeurs, ce type de commandes peut encourager à une introspection accrue, où la personnalité stylistique se sentira appelée à se commettre davantage et à s’approfondir. Bien avant que je ne devienne membre du CA de l’ECM+, j’avais observé à quel point la formule Générations semblait agir positivement dans ce sens sur les jeunes compositeurs choisis. Comme par ailleurs les concerts de fin de saison de cet organisme, et beaucoup plus qu’un simple laboratoire, la formule Générations semblait année après année stimuler l’écriture d’œuvres solides, révélatrices sinon créatrices de la personnalité de leurs auteurs.
Pour ne pas créer l’apparence d’un conflit d’intérêt ou d’un article d’auto-promotion, je n’irai pas plus loin dans mes commentaires sur l’occasion. De même, comme je ne connais pas assez les personnalités musicales de Christopher Mayo, Cassandra Miller et Gordon Williamson pour situer dans leur démarche les œuvres qu’ils ont composées pour l’édition 2010 de Générations, je ne pourrai en parler que brièvement. Mais je ne crois pas me tromper en sentant chez ces trois Canadiens une façon toute personnelle de transcender leurs filiations. La virtuosité d’une certaine jeune musique anglaise se mâtine chez Mayo (Binding the Quiet) d’une attention toute particulière à l’exploration timbrale, particulièrement sensible en début de parcours, et la directionnalité formelle de cette quasi-toccate, dont on pressent assez rapidement l’objectif ultime, suit pourtant vers son apogée un chemin habilement sinueux et varié. Miller, pour sa part, (Concerto for violin and blindfolded ensemble (a set of extravagant competitions)) invoque avec raison l’influence de Cage sur elle pour situer le jeu à l’aveugle qu’elle propose aux musiciens de l’ECM+ : ceux-ci, yeux bandés, créent littéralement le contenu de l’œuvre (notes et rythmes) selon une partition qui les autorise à proposer beaucoup, tout en encadrant précisément le caractère de ces propositions. De son côté, Williamson (anticipation, emancipated) entraîne vers la légèreté et le sourire l’exploitation raffinée des modes de jeu et d’orchestration qu’il a probablement hérités des compositeurs se situant dans la mouvance des Sciarrino et Lachenmann.
En ce qui concerne Simon Martin, je suis en terrain plus familier, ayant eu plus plusieurs fois l’occasion d’entendre ses œuvres que ce soit au cours de ses études au Conservatoire de musique de Montréal ou durant les années qui ont suivi. J’ai toujours été séduit et impressionné par la qualité de son travail, caractérisé par la composition attentive de sonorités patiemment répertoriées et obtenues souvent par des modes de jeux inhabituels. Un exemple extrême serait cette œuvre pour quatuor de saxophones, composée uniquement à partir de multiphoniques minutieusement analysés. Dans la majorité des œuvres que j’ai entendues jusqu’à maintenant, ces sonorités ont été articulées en trames finement modulées selon des courbes dramatiques amples d’une grande efficacité. Sur ce dernier point, on pourrait rapprocher Martin de Jean-François Laporte, l’attention harmonique étant cependant primordiale dans les préoccupations du premier.
Après une série d’œuvres que le compositeur avait clairement associées à des poésies ou des propositions picturales emblématiques de la réalité québécoise, Simon Martin offre ici une œuvre au titre paradoxal, Musique d’art pour orchestre de chambre, qui crée à l’interne ses propres références. Rompant avec la continuité formelle qu’il privilégiait jusqu’à maintenant, Martin me semble ouvrir à lui-même de nouvelles voies, en jumelant son penchant pour l’exploration de l’intérieur du timbre, jusque dans ses fines composantes harmoniques, à une fragmentation formelle inhabituelle chez lui. Les fragments ainsi obtenus sont répétés et variés de manière plus ou moins variée. Des temps suffisamment longs sont consacrés à chacune des occurrences de ces éléments disjoints, de telle sorte que l’exploration timbrale chère à Martin puisse s’y déployer, en même temps que la mémorisation s’accomplir chez l’auditeur. Au fur et à mesure de son déroulement, l’œuvre acquiert ainsi peu à peu son unité, respire même, au-delà de la fragmentation, et lorsqu’à la fin survient le solo de guitare électrique en forte distorsion, un solo qui pourrait s’inscrire dans le répertoire de tous ceux qui jalonnent l’histoire du rock, celui-ci se révèle absorber et synthétiser toutes les matières et manières employées jusqu’à maintenant dans l’œuvre, permettant l’irruption d’une monumentalité et d’une finalité dont on aurait pu croire que la fragmentation les aurait rendus inatteignables.
Michel Gonneville