Michel Gonneville : Ton projet opératique précédent (The Wall) était bien différent de celui que tu viens d’achever. Il s’agissait alors, si j’ai bien compris, de partir d’un contenu déjà formé (les textes et musiques de Roger Waters pour l’album éponyme), non pas simplement pour l’arranger et l’orchestrer mais pour te l’approprier et le développer à ta manière. Y avait-il toutefois des exigences de la part des producteurs, voire de l’auteur-compositeur de ce matériel original, quant à la « reconnaissabilité » de ce matériel ?
Julien Bilodeau : Mon approche « théorique » pour ce projet a simplement été de tracer une ligne de rencontre imaginaire entre la musique populaire et l’art lyrique de tradition classique pour raconter l’histoire de Pink avec les codes de l’opéra classique. C’est la proposition que j’ai faite à l’Opéra de Montréal et c’est sur cette base que j’ai composé une maquette réunissant quatre titres, avant de rencontrer Roger Waters. Tous les critères de « reconnaissabilité » étaient encryptés dans cette maquette. Lorsque Waters les a entendues, il a reconnu son matériel sur cette ligne que je traçais et il m’a donné la liberté (et le droit !) de composer l’opéra sans droit de regard, avec pour seule exigence d’utiliser uniquement son texte.
MG : Il est sûr que le fait de reconnaître ce matériel pouvait, voire devait faire partie du plaisir de l’auditeur. Jusqu’à quel point en as-tu tenu compte ?
JB : Pour tracer cette ligne que j’évoquais plus haut, mon approche était très simple : choisir des éléments du matériel original et les développer selon le contexte dramatique. J’ai tenu compte du « plaisir » de la reconnaissance du matériel original à ce seul niveau car, dès qu’il est exposé aux exigences de la musique « sérieuse » et du genre opératique, ce matériel ne peut que se développer et se transformer selon une logique qui n’appartient plus à son contexte original[1].
En réalité, très peu d’éléments du matériel original pouvaient être choisis: de courts motifs mélodiques ou rythmiques, des enchaînement harmoniques, des structures formelles ou encore des textures sonores. Dès que ces éléments traversent la frontière de la musique populaire, dès qu’ils sont dépourvus de leur contexte original, qu’ils sont interprétés par une voix lyrique, ils apparaissent rapidement dénaturés ou même anachroniques, et la pauvreté de leur structure devient inadéquate et inopérante. Le travail de composition a donc simplement consisté à développer et à enrichir ces éléments pour les rendre compatible avec le genre de l’opéra.
Enfin, j’ai balisé les traitements et les développements du matériel original sur le territoire de la tonalité élargie et de la périodicité rythmique. Ce choix s’est imposé pour trois raisons. D’abord, soumettre le matériel original à des techniques atonales ou qui dissolvent la perception de la pulsation l’aurait isolé dans ses structures internes lorsqu’il aurait été reconnaissable. Il aurait apparu tout aussi pauvre, anecdotique, voire même quelconque, que s’il avait été utilisé pour faire un arrangement symphonique.
Ensuite, le langage choisi, sans être celui du matériel original, demeure assez proche pour que le passage de l’un à l’autre puisse se faire sans trop d’à coups. J’ai souvent cité l’exemple du 3e mouvement de la 1re symphonie de Mahler, l’utilisation des cantiques luthériens qui fleurissent dans les cantates de J.S.Bach, le folklore des quatuors de Bartok, la musique populaire de la 4e symphonie de Philip Glass, « l’homme armé » dans les ordinaires de la messe… Toute la musique « sérieuse occidentale » se développe à partir de transferts contextuels. Selon le cas, ces transferts s’opèrent à différents degrés d’abstraction, pour différentes raisons. Le menuet de l’opus 25 de Schoenberg induit une radicalité abstraite que la valse de l’opus 13 de Britten ne rejoint qu’à moitié. Quant à La valse de Ravel, si elle connaît un développement formel spectaculaire, son socle harmonique -coloré certes- et rythmique la situe très près de l’âge d’or viennois. Ici, le progressisme est très conservateur et la filiation avec son référent est très concret, ce qui n’en fait pas néanmoins un chef d’œuvre ! Sur cette échelle de l’abstraction toute relative, je me pose quelque part entre Britten et Ravel.
Enfin, la seule histoire que je voulais raconter était celle de Pink. C’est davantage à ce niveau que j’ai souhaité « donner du plaisir à l’auditeur ». Toutes les intentions que la musique porte cherchent d’abord à servir le drame qui se joue sur la scène. Par opposition à Nono ou Lachenmann, la musique n’interroge pas la notion de l’écoute, elle ne tisse pas son propre drame et elle n’entre pas dans un dialogue avec elle-même qui chercherait à produire un nouveau melos. Elle ne se justifie pas par une recherche sur « l’identité du son », sur la « fluidité des genres». Elle renvoie certes à une autre oeuvre (pour celui qui connaît l’original, mais, je l’ai dit, cela n’est pas nécessaire) tout en étant relativement familière dans ses structures rythmiques, harmoniques et tonales.
MG : Je trouve intéressant que tu juges les éléments que met en jeu la musique populaire comme étant pauvres structurellement, du moins s’ils sont considérés selon le point de vue du genre de l’opéra et de la musique « sérieuse ». Je veux aussi comprendre de tout cela que certaines musiques dites populaires te procurent quand même certains plaisirs, même quand elles ne sont pas reprises et modulées selon les goûts de compositeurs de la tradition classique.
JB : Il me semble que le problème récurrent des « arrangements symphoniques » tient précisément à la nature structurelle de la musique populaire. Avec The Wall, déjà, le plus grand choc est le passage de l’électrique à l’acoustique. De mon point de vue, il est absolument impossible de transcrire un solo de guitare de David Gilmour à l’orchestre sans que cela ne soit parfaitement ridicule. Le caractère peut être transposé, certainement, et il peut être composé à partir d’éléments musicaux de ce solo, mais il sera fondamentalement transformé par le genre symphonique qui requiert un traitement qui n’a rien à voir avec le son d’une guitare dans un module de distorsion réverbéré. Mais alors, « quel intérêt ? » peut-on se demander. L’intérêt résidait pour moi dans le fait que les solos de Gilmour expriment, à chaque fois, une situation dramatique précise dans l’histoire de Pink. Or, le genre de l’opéra a tous les moyens pour créer une situation dramatique qui lui soit propre.
Un deuxième choc est sans doute celui de la batterie, que j’ai simplement évacué de mon orchestration.
Le troisième choc est celui de la voix. Ici, le même constat que pour la guitare peut être tracé : il est impossible, sinon totalement absurde, d’imiter la voix Roger Waters sur une scène d’opéra. Qui plus est, la technique et la discipline vocale que requiert l’opéra l’interdisent !
En définitive, j’évoquerais en rafale que la musique populaire de ce type est sans contrepoint et qu’elle ne contient qu’un très pauvre répertoire de structures et de formules harmoniques ne menant que très rarement à des modulations. Les techniques de composition, d’orchestration ainsi celles qui prévalent au chant lyrique sont d’une telle sophistication par rapport à celle de la composition, de l’instrumentation et du chant populaire que le matériau ne peut traverser la frontière sans que je ne puisse y relever une inadéquation problématique et ce, même si le système de la hiérarchie des hauteurs et de la périodicité rythmique sert de référent commun.
Dans les exemples que j’ai cité[2], je reconnais un matériel populaire encrypté dans un genre qui est autonome et qui trace ses propres règles. Si Mahler avait inventé une marche funèbre au lieu de « minoriser » Bruder Jakob, je ne doute pas que je l’aurais tout autant apprécié, d’un point de vue strictement musical bien entendu. Je crois que la référence populaire n’est pas essentielle pour apprécier la composition de ce mouvement, même si l’expérience est différente. C’est exactement la même chose pour The Wall : l’œuvre réalise une cohérence qui lui est propre et qui n’exige pas du spectateur une connaissance du matériau original pour être appréciée et, même, comprise.
MG : Par ailleurs, outre la réputation que tu as pu t’y bâtir, quel bilan as-tu tiré de cette première expérience dans le genre et dans le milieu de l’opéra ?
JB : Le privilège de cette expérience est justement l’expérience qu’elle procure : celle de la mise à l’épreuve du savoir-faire à sa table de travail dans le contexte de la création d’une œuvre d’envergure; celle de la collaboration artistique et technique avec des élites qui œuvrent dans différentes disciplines; celle d’être le témoin d’une très large résonance sociale provoquée par la création d’une œuvre. Tout cela, me semble-t-il, parce que le genre et le milieu de l’opéra sont, actuellement, le lieu d’échanges et de rencontres foisonnantes tant pour les artistes que pour le public.
Je trace donc un bilan positif de cette aventure. Elle signifie pour moi l’abandon de tout complexe lié aux esthétismes ambiants et aux prêches moralisants de l’histoire. The Wall a clos un cycle entamé avec mon épreuve orchestrale au conservatoire, 15 ans plus tôt, et qui s’orientait obstinément vers cet « affranchissement». Une règle, plus importante que les autres, semble m’avoir conduit jusque-là : en observant attentivement le contexte d’une création et de sa mise au monde, l’œuvre à naître te dicte ce qu’elle peut devenir et sa naissance devient alors tout simplement naturelle !
MG : Dans La beauté du monde, il n’y a évidemment pas de donné musical initial familier, comme dans The Wall. Connaissant les appréhensions (légitimes) du milieu de l’opéra quant à la rentabilité de ses productions et la nécessité pour lui d’attirer un public vaste, sentais-tu des attentes à ton endroit à cet égard ?
JB : Je comparerais les « appréhensions » du milieu de l’opéra à celle que l’on retrouve aussi dans le milieu du cinéma. Dans les faits, les ressources requises pour produire un opéra de cette envergure sont colossales et le financement public ne compte que pour une partie du montage financier. Ce sont des projets intrinsèquement « à risque » pour tout le monde et pour lequel l’horizon de la rentabilité n’est certainement pas plus à l’ordre du jour (à court terme du moins) que celui du simple équilibre financier. Dans ces circonstances, le rôle du producteur et du directeur artistique est tout aussi important que celui de l’auteur ou du compositeur. Je regrette que le cursus académique de la composition musicale omette d’aborder cet aspect incontournable de la création. Chacun doit exceller à la fois dans son propre champ de compétence mais aussi et surtout dans sa capacité à coordonner ses intentions et ses contraintes avec celles de ses collaborateurs. Pour La beauté du monde, comme pour The Wall par ailleurs, cette synergie a été le principal catalyseur du processus de création qui s’est étendu sur deux années.
D’autre part, tous les artisans d’un projet comme La beauté du monde sont porteurs d’un historique artistique personnel qui est partagé et approfondi avant d’entamer l’écriture de l’œuvre. Dans mon cas, il s’agit d’une dizaine d’œuvres que j’ai composé depuis l’obtention de mes diplômes au Conservatoire (2003) et qui, jusqu’à Promenades prolétaires (2019), tracent un parcours relativement constant et homogène[3]. Le même exercice se prête aux œuvres de Michel Marc Bouchard ainsi qu’aux solistes qui sont pressentis pour incarner les rôles principaux. Le directeur artistique (Michel Beaulac) a quant à lui une vision d’ensemble qu’il nous fait découvrir en traçant des matrices entre Michel Marc et moi. Quant au producteur, son rôle est de nous faire voir tous les possibles techniques qui peuvent servir les idées qui s’échangent. Dans cette phase préliminaire et cruciale sont établis des fondamentaux qui demeurent omniprésents et qui nous guident jusqu’à la fin du processus de création.
MG : Dans le cadre de ces échanges préliminaires, est-ce que certaines étapes, peut-être plus radicales, de ton histoire artistique personnelle ont pu soulever des appréhensions ?
JB : Non ! Peu de gens connaissent mes œuvres allemandes et les compositions qui ont ponctuées mes études doctorales[4]. Toutes ces œuvres adoptent une approche de recherche esthétique et philosophique que, pour l’instant, je ne privilégie pas dans le contexte de la composition d’un « grand opéra ».
MG : La thématique choisie (par Michel-Marc Bouchard) est proche de sa récente pièce Embrasse : il s’agit pour les protagonistes de sauvegarder une sensibilité, un goût pour la beauté qui s’exprime à travers l’art, et de lui permettre de se développer à travers la création artistique. Je suppose que cette thématique t’a intimement touché.
JB : Je connaissais l’existence de ce projet très cher à Michel Marc mais je ne connaissais pas son propos. Sauf erreur, je crois que La beauté du monde a été un tremplin pour Embrasse qui a été écrit à sa suite. C’est la pandémie qui aura inversé l’ordre naturel de leur création respective. Les deux œuvres sont, à mon sens, parfaitement complémentaires. Alors qu’Embrasseexplore cette thématique de l’art dans nos vies d’un point de vue très individuel, La beauté du monde l’aborde d’une manière collective, à l’échelle presque civilisationnel. Dans les deux cas, c’est une thématique qui m’inspire beaucoup.
MG : Le livret comme point de départ… As-tu eu une influence sur son écriture ? As-tu même participé à son écriture, voire demandé des réécritures pour que le texte rencontre certains de tes projets et désirs musicaux, qui étaient antérieurs à la réception du livret ?
JB : Au départ, il y avait le sujet de l’opéra et l’ébauche de sa structure formelle. J’ai voulu travailler les mots de Michel Marc Bouchard le plus tôt possible pour y découvrir les défis qu’ils posent à la composition musicale. Le premier atelier ne portait que sur une scène, vaguement située dans le premier acte (non complété du reste), mais qui abordait l’aria, l’arioso, le récitatif et le chant choral. Plusieurs écueils et maladresses y furent repérées de part et d’autre et ce fut l’occasion de faire entendre le monde sonore que je préconisais pour ce projet.
Chacun des trois actes de l’opéra a bénéficié de son atelier pour s’assurer que le texte et la musique trouvent à chaque fois l’accord qui permet le déploiement de la grande arche dramatique. Par exemple, la version finale du livret du 3e acte n’a été établie qu’après l’atelier portant sur le 2e acte alors que les dernière retouches musicales ont eu lieu dans les semaines qui ont précédé la remise du matériel pour l’orchestre en vue de la création qui devait avoir lieu en mars 2021. En somme, nous avons cheminé pas à pas à la découverte de cet opéra en sachant qu’il nous faudrait faire, de part et d’autre, des retouches, des coupures et des réécritures. Il y a eu une sorte d’apprivoisement mutuel entre Michel Marc et moi.
MG : Je parlais de désirs, de projets antérieurs au livret. Avais-tu de tels projets / désirs ? Des idées de techniques à développer sur les plans mélodique, rythmique, harmonique, textural, orchestral, vocal, ou des idées de structures plus macroscopiques ? Ou encore : avais-tu envie de revenir sur des chemins laissés inexplorés dans le cadre d’œuvres précédentes, pour enfin les fréquenter ?
JB : Oui et non.
Lorsque je désire développer des idées techniques, je choisis plutôt la composition d’esquisses ou d’études. C’est une discipline que je pratique régulièrement, un peu comme l’exercice des gammes et arpèges qui préparent à l’interprétation de différents répertoires. Lorsque je m’engage dans la composition d’une œuvre destinée au public, j’anticipe de manière plutôt instinctive quels pourraient être les chemins d’exploration qui lui seraient propices mais je laisse le contexte de la création m’informer sur ce qui semble pertinent de développer. Autrement dit, je ne pose que très peu d’a priori techniques ou esthétiques à la création d’une œuvre parce que je préfère la laisser m’informer des chemins à prendre. C’est, de fait, un des phénomènes qui me fascine le plus dans le geste de la création : l’œuvre qui s’écrit semble savoir mieux que moi quel territoire elle me fera parcourir ! J’ai cru à une certaine époque que la composition consistait transférer un ensemble d’idées formelles ou de concepts un système d’organisation du matériau sonore et j’étais séduit par la richesse théorique de cette configuration. Mais cette approche s’est avérée stérile pour moi lorsque j’ai voulu composer en dehors des sphères académiques que je considère aujourd’hui néanmoins comme de fantastiques espaces de recherche, idoine à celui que je mets en œuvre dans mon travail d’esquisses et d’études.
Je citerais deux exemples pour illustrer ce propos. Entre 2004 et 2006 j’ai fait beaucoup de recherche sur la synthèse granulaire pour développer différentes techniques d’orchestration qui simulent des continuums harmoniques. Lorsque j’ai commencé à travailler sur The Wall, en 2015, tout ce travail est revenu à l’avant plan lorsque j’étudiais les timbres et les textures du claviériste Richard Wright sur l’album éponyme. J’ai donc eu là l’occasion de fréquenter un chemin jadis exploré et de le développer selon les critères du nouveau contexte qui se présentait à lui.
MG : Donc, si je comprends bien, le développement de techniques élaborées dans des œuvres précédentes a résulté non pas d’un désir formulé en amont de la composition, mais une fois le travail bien amorcé ?
JB : Très exactement.
Le deuxième exemple est beaucoup plus étoffé et il détaille un historique qui vise à souligner comment un contexte de création, de manière presque fortuite, provoque l’intérêt pour le développement de certaines idées techniques plutôt que d’autres.
La plus grand défi pour moi dans le projet The Wall a été de construire un drame lyrique à partir d’un livret d’à peine quatorze pages ne comprenant ni dialogue, ni récitatif et se déployant comme une suite d’évocations sur des thèmes aussi chargés et disparates que l’abandon, l’amour, l’aliénation, la révolte ou encore la folie[5]. Heureusement, j’ai eu ce moment d’épiphanie lorsqu’à la n ième lecture du livret, j’ai commencé à distribuer le texte à des personnages évoqués dans le texte (le père, la mère et la femme) et surtout, en le distribuant aux chœurs. Tout à coup, la taille du livret a doublé sans que rien ne soit ajouté. J’ai tiré profit du style « évocateur » de la plume de Waters en lui donnant différent sens selon l’entité qui le chantait et ce, pour donner au drame un élan narratif plus fort. Ainsi sont apparus le chœur des veuves, celui des étudiants, celui des militants, celui des migrants et celui de la conscience de Pink. Du coup, l’écriture chorale est devenue l’élément le plus important de tout l’opéra et j’y ai laissé nombre de chemins inexplorés !
MG : Donc, pour ce projet, jusqu’à un certain point, et même avec la consigne de Waters, tu t’es approprié le livret au profit de la dramaturgie – musicale et théâtrale ?
JB : Oui.
Après notre expérience respective des Feluettes et de The Wall, Michel Marc et moi ressentions une même insatisfaction par rapport à la salle Wilfrid Pelletier : le rapport entre l’œuvre et le public est trop distancié. D’une part la musique y est étouffée et elle est confinée à un très maigre registre dynamique. D’autre part, dans cet espace surdimensionné, le quatrième mur peine à créer un lien physique entre l’œuvre scénique et la salle de spectacle. C’est dans l’espoir d’améliorer l’expérience sensible du spectacle vivant que nous avons désiré présenter notre opéra au théâtre Maisonneuve[6].
Évidemment, cette décision impliquait une série de nouvelles mesures pour la production. Toutes furent évaluées et intégrées avant que le processus de création ne se mette en branle. Pour la musique, le changement était assez important : la fosse de Maisonneuve ne peut accueillir au plus qu’un orchestre de 48 musiciens. Par contre, puisqu’un choriste peut se tenir debout sans lutrin, il est possible de lui ajouter une petite formation chorale de douze chanteurs. J’ai donc imaginé un orchestre « augmenté » d’une section chorale où la voix serait traitée presqu’exclusivement comme un instrument. Et hop ! Tout à coup apparaît une circonstance qui me permet de reprendre le travail choral entamé avec l’opéra The Wall et de le développer encore davantage !
MG : Si je me fie à la fois à cette récente pièce de M-M. Bouchard et à l’argument publié sur le site de l’Opéra de Montréal, le livret racontera une histoire en bonne et due forme. On serait donc loin des opéras qui explorent d’autres types, plus inhabituels, de narrations, comme le cycle Licht de Stockhausen, l’opéra Das Mädchen mit den Schwefelhölzern de Lachenman, les premiers opéras de Dusapin, ceux d’Andriessen, de Haas, voire de Ligeti, etc. Cette narrativité « classique » a-t-elle influencé ta propre approche musicale ?
JB : Absolument. On ne peut pas tourner À bout de souffle comme on tourne Once upon a time in Hollywood, et vice versa. Enfin, oui, c’est possible, mais j’y vois peu d’intérêt. Il est évident que si j’adaptais Molloy à l’opéra, mon approche musicale en serait radicalement influencée ! L’écriture de Michel Marc Bouchard est à la fois narrative, fictive et historiquement informée. La beauté du monde déploie un écrin historique factuel à l’intérieur duquel des fictions se construisent. Sans tout retourner, Michel Marc insère des trames fictives mais totalement plausibles au cœur d’un grand événement historique qui est, lui aussi, raconté. En somme, le réalisme historique côtoie ici la « fiction plausible ». Cette posture a beaucoup influencé mon approche musicale.
Le monde sonore que je déploie propose une cohabitation stylistique sur trois niveaux. Le premier, c’est le niveau réaliste où des musiques populaires de la période historique de La beauté du monde (1939-43 à Paris, pendant l’occupation allemande) sont simplement arrangés. Sans surprise, elles interviennent lorsque le livret est historiquement factuel. Le second, c’est le niveau de la « fiction plausible » où j’aurais moi-même composé la musique à cette époque (j’aurais sans doute été censuré !). C’est une posture délicate qui comporte de nombreux écueils parmi lesquels il y a l’exercice de style et le pastiche. Pour réaliser ce niveau et éviter ces écueils, il faut apprendre l’histoire musicale d’une époque en l’étudiant jusqu’à ce qu’elle forme une seconde nature. C’est un processus qui s’apparente aux phases de l’apprentissage de la psychologie cognitive[7] et qui requiert beaucoup d’analyse, d’esquisses et d’études. Un exemple très commun de cette pratique dans la musique est l’apprentissage de l’improvisation jazz tonale. Dans les premières phases, le musicien apprend à reconnaître les fonctions harmoniques et leurs substitutions. Il leur applique ensuite des formules mélodico-rythmiques qui ont aussi fait l’objet d’un apprentissage. À terme, toutes ces notions se dissolvent et le geste d’improvisation devient purement intuitif et personnel.
J’ai composé une grande partie de cet opéra en étant le contemporain fictif des Messiaen, Poulenc, Stravinsky, Honegger, Françaix, Jolivet, Milhaud et consort… j’ai même assisté aux premières mondiales des concerts de La Pléiade (j’ai découvert plusieurs œuvres dans mes recherches) ! En somme, j’ai adopté quelque chose comme la posture néoclassique des compositeurs français de l’entre-deux guerre en revenant aux formes et aux techniques que ces mêmes compositeurs ont privilégiées pendant l’occupation.
Le troisième niveau se situe simplement dans l’élargissement et le développement du deuxième niveau. Il se manifeste surtout dans les passages instrumentaux, dans l’utilisation du « chœur d’orchestre » et dans les récitatifs.
MG : En plus de venir avec sa propre structure formelle, le texte peut aussi suggérer des « caractères musicaux ». Quelles ont été les lignes générales de ton attitude face au texte ? As-tu procédé à une analyse de celui-ci pour lui accoler, en amont de l’écriture de la partition, les éléments d’une dramaturgie musicale : intensités, tensions, climax, accalmies, voire, plus concrètement, des pôles tonaux, des types harmoniques, des tempi, etc. ?
JB : Avec La beauté du monde, je choisis toujours un caractère musical en fonction de ce que me suggère le texte. J’œuvre presqu’exclusivement pour le texte et pour que son sens atteigne le plus directement possible le spectateur. Le livret de Michel Marc est très étoffé et son style est, naturellement, très proche du théâtre. Il n’y a pas de manipulation « plastique » de la langue, de poésie sonore ou encore d’abstraction sémantique. En général, il est essentiel que le caractère musical soit clair pour que les subtilités de la langue et les tournures qu’elle fait prendre au récit puissent avoir l’impact désiré en temps réel. De même, en ce qui concerne la prosodie et le rythme d’énonciation du texte, je suis resté très près de la langue parlée en respectant presque systématiquement ses accents toniques et atones. Naturellement, on remarquera un élargissement significatif de cette rigueur dans les arias et certains passages du chœur.
D’autre part, la structure formelle d’une pièce de théâtre ne se transpose pas toujours bien à l’opéra. À l’opéra, tous les éléments de la dramaturgie musicale doivent entrer dans une cohérence formelle à l’échelle macroscopique selon des règles qui sont parfois étrangères au théâtre. Dans un contexte narratif, la fluidité de la forme est aussi importante que le choix des caractères musicaux. Il arrive souvent que des caractères musicaux soient choisis avec justesse mais que leur emplacement respectif affaiblisse l’ensemble. Dans d’autres circonstances, ce sont les durées qui doivent être changées pour obtenir des ratios plus efficaces. Dans d’autres circonstances encore, l’ajout ou la coupure s’avère nécessaire. Je crois que si le compositeur réussit au niveau macroscopique de la forme, c’est que tous les éléments qui la composent sont en place. À cet égard, le livret est susceptible de connaître des modifications importantes comme ce fut le cas avec La beauté du monde.
MG : Ce à quoi ont servi les ateliers évoqués plus haut, je suppose.
JB : Tout-à-fait
MG : Dans l’histoire de la musique, la dialectique texte / musique a cherché ses propres équilibres et les a trouvés autant dans le couple récitatif / aria (avec l’arioso comme point milieu) que dans la « mélodie infinie » de Wagner. Dans cette dernière, qui est comme une sorte d’arioso continu, l’écriture vocale, en s’insérant dans le réseau des leitmotive, trouve une légitimité musicale sans briser la trame narrative, servant directement la nécessité dramaturgique. Dans cette histoire, où as-tu pu te situer ?
JB : J’ai hérité de toutes ces techniques et je les utilise abondamment. J’ai remarqué avoir une certaine réticence à faire arrêter le flux musical pour introduire un récitatif sans accompagnement ou alors à faire parler les chanteurs… Même si le texte structure beaucoup la musique, j’essaie, en dernière instance, que l’opéra soit une œuvre musicale forte dans sa cohérence interne et que cet aspect soit perceptible pour l’auditeur. Actuellement, d’une certaine manière, la continuité du flux musical prévaut mais on distingue néanmoins fort bien les arias des ariosos ou des récitatifs. Même le leitmotiv, n’en déplaise aux aficionados d’Adorno (!!), occupe une place importante. Cependant, je ne le conçois pas en amont: ils apparaissent toujours au fil de l’écriture et deviennent des entités qui se développent en parallèle selon la dramaturgie. D’ailleurs, détail anecdotique je suppose, La beauté du monde s’ouvre sur une petite ouverture instrumentale qui raconte un peu l’opéra à travers tous ses leitmotive : c’est la dernière musique que j’ai composée pour cet opéra.
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La Beauté du Monde, opéra de Julien Bilodeau sur un livret de Michel Marc Bouchard, sera présenté en création mondiale à la Salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts à Montréal, les 19, 22 et 24 novembre à 19h30 et le 27 novembre à 14h00. Mise en scène : Florent Siaud. Solistes, chœur et musiciens de l’Orchestre Métropolitain sous la direction de Jean-Marie Zeitouni. On peut consulter les pages qu’y a consacrées l’Opéra de Montréal à l’adresse suivante : https://www.operademontreal.com/programmation/la-beaute-du-monde
[1] Deux titres sont déjà orchestrés sur l’album : Bring the Boys back home et The Trial. J’ai utilisé ces versions originales dans leur intégralité pour l’opéra.
[2] 3e mouvement de la 1re symphonie de Mahler, les cantates de J.S.Bach, les quatuors de Bartok, la 4e symphonie de Philip Glass, « l’homme armé »
[3] Myriades (2004), À coups (2004), Kroniks (2006), Qu’un cri élève nos chants ! (2009), Concerto du printemps (2012), Ritournelle en rondo(2012), Another Brick in the Wall (2017), Ouverture Lente (2017), Scène de la vie de famille (2018), Promenades Prolétaires (2019). [Michel Gonneville a examiné cette constance pour une partie de ce parcours, dans un article paru dans la revue Circuit : L’un de nous https://www.erudit.org/fr/revues/circuit/2012-v22-n1-circuit081/1008974ar/]
[4] Ohne Titel (2007), [INKS] (2008), NM (2008), Kr0niKs 1,2,3 et 4(2006-2008), Foucades (2011), Trio Callosum (2012)
[5] Je rappelle que la seule contrainte formelle que j’ai reçue de la part de Roger Waters était de me limiter aux seuls textes de l’album The Wall.
[6] Finalement, compte tenu des dimensions de la fosse d’orchestre de la salle Maisonneuve dans un contexte de distanciation des musiciens, l’opéra sera présenté dans la salle Wilfrid Pelletier.
[7] Ces phases sont : L’acquisition, l’aisance, la rétention, la résistance/endurance, le transfert et l’application.